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Luther Blissett

L’occupation, pas la démocratie!

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L’occupation, pas la démocratie!

Introduction

Pour commencer, nous devons écrire quelques lignes d’introduction sur le mouvement étudiant qui s’est répandu en Grèce en mai et juin dernier [2006]. Nous pensons que cela est nécessaire, puisque peu d’informations sont disponibles à ce propos en français [anglais]. Nous écrivons en tant que participants de ce mouvement, étant donné qu’au moins la moitié des membres de Blaumachen sont étudiants.

L’enseignement supérieur, en Grèce, subit une restructuration, conformément à la “Déclaration de Bologne” (1999), et comprise dans la restructuration néolibérale au sens large des rapports capitalistes en Grèce. Le but est, comme ailleurs en Europe, de produire une force de travail plus flexible, capable d’apprentissage tout au long de la vie et de requalification. Cette politique a créé une population de jeunes de plus en plus prolétarisés, condamnée largement à des conditions de travail flexibles et/ou au chômage. La restructuration actuelle de l’enseignement supérieur a rencontré les premières vagues de résistance dans la lutte des étudiants, en 2001. Toutefois, cette lutte est terminée, le travail scolaire a été de plus en plus intensifié depuis lors, et dans le même temps, des réformes législatives ont été mises en place (bien qu’elles n’aient pas été encore appliquées). Les tentatives de l’actuel gouvernement (néoconservateur) visent à réviser la Constitution qui, jusqu’à présent, garantit le caractère public de l’enseignement supérieur, et à réformer la législation sur l’enseignement supérieur afin de mettre en conformité l’université avec les impératifs d’évaluation, de compétitivité, de flexibilisation et de marchandisation. Cette tentative a déclenché la récente lutte des étudiants.

Les « journées de juin » ont été le mouvement étudiant le plus massif depuis 1986. 430 universités et instituts techniques ont été occupés (451 occupations en tout). Il y a eu un grand nombre de manifestations (les plus grandes à Athènes et Thessalonique, avec respectivement vingt et dix mille manifestants), des affrontements avec les flics dans le centre d’Athènes et des assemblées générales massives. D’après nous, « Nous ne pouvons rien comprendre de cette lutte si nous croyons que le projet de loi est le seul problème du jeune prolétariat occupant les universités, abandonnant les études, manifestant et faisant ses propres fêtes. Au lieu de cela, nous vivons une explosion sociale qui est le reflet de la colère accumulée, la négation d’une vie quotidienne sur les campus de plus en plus intensifiée, de la pauvreté des choix infiniment limités offerts par le spectacle, de la promesse d’un futur avec rien d’autre qu’encore plus de travail, encore plus d’insécurité, encore plus de peur. L’opposition forte et déterminée au nouveau projet de loi représente la riposte du jeune prolétariat aux obsessions néolibérales : ne nous faites pas porter le chapeau pour le fait que les besoins sociaux ne sont pas satisfaits ; nous ne paierons pas pour cela ; nous n’essaierons pas plus fort. Toutefois, cette négation est segmentée et (jusqu’à présent) ne s’unifie pas dans une critique radicale du monde existant. Ce qui émerge pour l’instant, comme tendance dominante de ce mouvement, une tendance qui est sans cesse renforcée par la Gauche, c’est la défense contre l’expression institutionnelle de la restructuration de l’enseignement supérieur, ce qui signifie l’affirmation d’une forme précédente de la régulation des rapports de classe. Cela se retrouve dans des slogans comme “éducation gratuite et publique”, “nous voulons des emplois, pas du chômage”… »[1] Finalement, ce mouvement a pris fin en juin, lorsque le gouvernement a annoncé que l’introduction de la nouvelle loi serait repoussée à l’automne ; lié à cela, nous ne saurions laisser de côté les pratiques des organisations (réformistes ou radicales) de gauche et les vacances d’été imminentes.

Nous savons que cette introduction est trop brève pour décrire et critiquer une lutte sociale dans son ensemble. Ce n’est pas l’endroit où entreprendre un tel travail. Nous travaillons actuellement sur un projet semblable, en grec. Pour l’heure, nous publions notre contribution en [anglais] français, L’occupation, pas la démocratie ! Ce tract a été écrit par quelques-uns d’entre nous avec d’autres camarades durant les premiers jours du mouvement. Il a été distribué pendant la deuxième semaine des occupations et la manifestation de 10 000 personnes à Thessalonique. Son contenu a été défini par ce que nous voyions alors comme la principale faiblesse du mouvement, c’est-à-dire l’adhésion aux procédures démocratiques et généralement à l’idéologie démocrate, accompagnant l’absence de toute critique du travail scolaire et du rôle médiatique des médias. Un autre tract, sous le titre Que les occupations deviennent des barricades temporelles fut distribué à Athènes et Thessalonique durant les troisième et quatrième semaines du mouvement, critiquant les divers groupes gauchistes et introduisant la revendication d’un « salaire social ». Nous espérons que cela sera aussi disponible pour les lecteurs francophones [anglophones] dans le futur.

À propos de quelques mythes largement répandus ; à l’usage des étudiants combattifs (et pas seulement eux) de juin

L’idée de débattre démocratiquement, chaque jour, avec les non-grévistes, de la reconduction de la grève est une aberration. La grève n’a jamais été une pratique démocratique, mais une politique du fait accompli, une prise de possession immédiate, un rapport de force. Nul n’a jamais voté l’instauration du capitalisme. […] Une étrange idée hante ce mouvement, celui d’une occupation des facultés aux heures ouvrables. D’une occupation qui ne serait pas libération de l’espace. Où vigiles, pompiers, administration, prétextes d’autorité et de sécurité continueraient à exercer leur empire infantilisant, où l’université resterait platement l’université. Il est vrai que cet espace, une fois conquis, nous devrions le peupler, le peupler d’autre chose que du désir de retourner à la normale. Nous placer dans la perspective sereine qu’il n’y aura pas de retour à la normale. Puis habiter cette irréversibilité… […] Qu’on ne nous dise plus que ce que nous faisons est « illégitime ». Nous n’avons pas à nous envisager du point de vue des spectateurs de la lutte, ni a fortiori du point de vue de l’adversaire. La légitimité appartient à qui pense ses gestes. À qui sait ce qu’il fait, et pourquoi il le fait. Cette idée de la légitimité est évidemment étrangère à celle d’État, de majorité, de représentation. Elle n’obéit pas au même type de rationalité, elle pose sa propre rationalité. Si le politique consiste en la guerre entre différentes légitimités, entre différentes idées du bonheur, notre tâche est désormais de nous donner les moyens de cette lutte. Sans autre limite que ce qui nous paraîtra juste, et joyeux.

Extraits du « 4ème communiqué du comité d’occupation de la Sorbonne en exil »,

distribué durant l’agitation de mars en France.

Nous débutons ce petit exposé en rappelant un moment de l’explosion sociale en France, il y quelques mois. Nous faisons certes référence à la France, mais principalement pas à ce qui est vraiment arrivé là-bas, mais à ce qui n’est pas arrivé ; aux échecs et faiblesse de ce mouvement ; au contenu révolutionnaire qui n’a pas existé et aux pratiques qui n’ont pas eu lieu ; aux choses que nous devons dépasser afin que ces leçons de lutte deviennent une partie de notre propre mémoire, de notre propre lutte ici. Le mouvement en France a pris fin. Ce qu’il a laissé, ce n’est pas seulement le retrait partiel du « CPE », mais aussi un héritage aux esprits de ceux qui y étaient, dans les rues de la « Ville-Lumière » et dans le reste de la France ; des moments de poésie humaine et de joie collective.

Tout le campus de notre ville est dorénavant occupé et sous notre contrôle. Nous manifestons dans les rues pour renverser l’attaque capitaliste contre nos vies, une attaque que représente la nouvelle loi. Nous n’acceptons la solution que le capital nous offre. Cela ne veut pas dire que nous sommes satisfaits de ce qui existe actuellement. En occupant l’université, en luttant, nous créons une barricade temporelle, que nous souhaitons voir devenir une attaque total contre le monde existant. Nous sommes las de travailler de plus en plus intensément et toujours sans être payés. Nous sommes las de toute ces conneries telles que « la vie étudiante », « le savoir », et « l’éducation ». Nous sommes révoltés par le fait que nous en venions à penser comment le capital pourrait mieux gérer notre exploitation. Nous sommes accablés par les jeux politiques, les tactiques politicardes et toute pensée ayant trait au coût politique. Seuls ceux qui s’engagent dans la politique peuvent subir un coût politique. La seule politique qui nous concerne est l’abolition de la politique. Nous avons donc besoin de nous débarrasser de certains mythes qui hantent les esprits de nombre de gens avec lesquels nous luttons, côte à côte.

Premier mythe : la majorité a toujours raison

L’idée que, dans un mouvement, on doive compter les mains, ou même qu’on le puisse, n’a aucun sens. Donner suite à cette idée est se placer soi-même à la merci de l’illusion démocratique selon laquelle la volonté collective est la simple addition des volontés individuelles souveraines, alors qu’elle est en réalité le résultat d’un jeu complexe d’influences mutuelles. Le mythe démocratique souhaite nous convaincre que seuls les individus existent, chacun avec ses propres responsabilités[2], sa volonté propre et ses propres pensées. Notre expérience, toutefois, prouve que les rapports humains, les communautés et la joie du contact humain existent ; ce que nous voyons, ce que tout cela est détruit jour après jour. Leur démocratie veut que nous soyons seuls, des individus isolés névrosés. Leur contradiction est que nous ne pouvons produire du profit pour eux en étant isolés, et donc la coopération productive entre nous doit toujours être assurée. C’est dans cette contradiction que réside notre puissance.

Quand se constituent des procédures de délibération (une assemblée, une coordination ou un parlement), la principale question, ce ne sont pas les procédures par lesquelles la volonté de tous les participants peut s’exprimer, mais le rapport entre le processus de débat et l’action, une question qui ne peut pas être dissociée de la nature de l’action elle-même. Nous n’avons que faire des procédures par lesquelles l’opinion de tout un chacun peut s’exprimer. Nous ne voulons pas débattre avec tout le monde. L’opinion de ceux qui essaient, à un moment donné, de changer leurs conditions de vie, est celle qui nous concerne. Si une situation est suffisamment riche de possibilités, on peut tout à fait concevoir une minorité soutenant sa propre action à côté de la majorité, et que le résultat des leurs actions mène alors une bonne partie de la majorité à rejoindre la minorité, ou alors à montrer à la minorité qu’elle a fait fausse route. La domination de l’illusion démocratique conduirait la minorité à l’inertie du fait du respect de la procédure, et le mouvement dans son ensemble perdrait l’opportunité d’une avancée qualitative. Ce que nous disons ici peut facilement se comprendre si l’on songe à la procédure des assemblées générales d’étudiants. Nous sommes tous contents que la majorité soutienne l’occupation et la lutte. Mais que se passerait-il si le DAP [l’organisation étudiante du gouvernement] (ou un quelconque « DAP ») mobilisait plus de gens dans certaines écoles (ou même dans toutes), devenant majoritaire ? Devrions-nous accepter notre défaite en adhérant à la légitimité démocratique ? Toute procédure démocratique finit par se retourner contre notre révolte. L’État et tous les partis ont l’habitude d’outrepasser la légitimité démocratique quand elle ne sert pas leurs buts. La preuve se trouve tout autant dans l’histoire des régimes fascistes et notre expérience directe de lutte, maintenant. Nous serions encore plus heureux si 500 personnes déterminées à continuer à lutter, bien que minoritaires dans une assemblée générale, détruisaient la dictature de la majorité.

Deuxième mythe : l’occupation n’est qu’un moyen.

Même si la plupart des universités du pays sont occupées, il y a toujours différentes compréhensions de la signification de l’occupation de nos lieux de travail. L’occupation est un acte qui bloque le processus productif, que ce soit pour produire des voitures, de l’enseignement supérieur, ou des humains-marchandises, c’est-à-dire nous. De ce point de vue, l’occupation peut être considérée comme un moyen de pression, puisqu’elle gèle le processus de production du profit (et aucun patron, aucun gouvernement ne peut accepter un tel gel). Mais, par dessus tout, l’occupation est un acte de réappropriation de l’espace et du temps dominés par le capital. Le blocage des fonctions universitaires signifie que, en premier lieu, nous arrêtons de travailler, d’étudier, d’être présents dans les hôpitaux et les cours obligatoires. Au moins, nous avons un peu de temps… un peu de temps pour vivre (ce que nous ne pouvons pas faire d’habitude). Au moins, nous sentons que le campus de l’université est à nous, et nous arrêtons de gaspiller notre activité quotidienne dans un lieu étranger. Au moins, nous pouvons vraiment rencontrer d’autres gens, rire, traîner, nous faire plaisir. Nous savons que, dans la situation actuelle, ces moments de négation sont probablement temporaires. Dans quelques semaines l’occupation sera finie. Néanmoins, nous devons accueillir avec sérénité le fait qu’il n’y aura pas de retour à la normale, et ensuite habiter cette irréversibilité.

Il est important d’empêcher ce projet de loi d’être voté ou appliqué puisque cela signifierait une détérioration de nos vies. Il est aussi important de créer ces formes d’organisation qui remettront en cause le mythe démocratique et éviteront d’être figés de la sorte, puisque toute forme d’organisation figée nous est étrangère. Aucune forme particulière ne garantira jamais la nature du mouvement. Mais, ce qui nous concerne en premier lieu est de créer des situations capables de rendre difficile la possibilité de retourner à l’état antérieur des choses. C’est une question de commencer à modifier, bien que légèrement, les conditions d’existence de ceux que le mouvement a concerné – dans et en-dehors de lui. Il y 20 ans, toujours en France, quelques postiers avancèrent l’idée de délivrer le courrier gratuitement. Si une seule poste l’avait fait – par exemple en affranchissant les lettres sans payer – cela aurait eu un impact dont tout le mouvement aurait bénéficié et dont les ondes de choc se seraient répandues dans toute la société : l’action d’une minorité aurait eu infiniment plus de poids, pour eux comme pour les autres, que des centaines de milliers de votes dans les assemblées.

Troisième mythe : images et actions.

Ce mouvement est hanté par l’idée d’attirer l’attention des médias sur ses actions et ses “justes revendications”. Nous trouvons cette idée absurde et même hostile. Le seul rôle que les média puissent jouer est d’incorporer le langage du mouvement dans le langage dominant, celui du capital. La seule attitude que nous devons avoir envers les médias est celle de nier totalement la domination de l’image. Tant que le discours du mouvement reste dans la limite de la gestion des problèmes du capital, il se réconciliera avec le langage médiatique (ou du moins avec ceux [des médias] pratiquant l’opposition à la stratégie du gouvernement actuel). Notre parole ne peut échapper à la médiation de l’image et des mensonges médiatiques si ce n’est par le développement de ses qualités propres et son reflet dans les actions limpides correspondantes. Des pratiques de révolte ont déjà émergé ; nous avons bloqué le processus productif d’enseignement et de recherche dans les campus. Nous devons étendre ces pratiques au champ de la circulation des marchandises-biens et des marchandises-humains en bloquant les routes et les gares. Nous avons beaucoup à apprendre de l’expérience française par rapport à ça. Après tout, est-ce que nous ne voulons pas bloquer la reproduction des rapports sociaux capitalistes ? Est-ce que nous ne voulons pas abolir ce qui nous aliène de notre propre vie ? En ce sens, le mouvement doit se doter de ses propres moyens de diffusion de son expression ; il doit développer sa propre voix. La force d’un mouvement se trouve dans son pouvoir effectif, non dans ce qui est dit de lui, et dans le commérage malicieux à son propos.

La dictature de l’image ne se retreint pas au rapport entre le mouvement et les médias. Elle implique aussi les rapports qui se développent entre les individus dans le même mouvement. La séparation est l’alpha et l’oméga du spectacle ; la séparation entre ceux qui sont impliqués dans le mouvement et ceux qui le regardent (fragmenté) à la télé ; entre ceux qui votent juste pour des actions et ceux qui y prennent part ; entre ceux qui sont juste partie prenante et ceux qui organisent les actions, et ainsi de suite… Ces séparations créent des spectateurs à différents niveaux. Ce monde, qui est basé sur la séparation d’avec les produits de notre activité et notre capacité créative, nous reproduit comme spectateurs de notre vie. Nous sommes habitués à regarder notre vie plus qu’à la faire. Cela est si solidement imprimé dans nos esprits et nos corps que cela perdure aussi durant nos luttes. Prenez par exemple l’admiration pour ceux qui ont des « facilités de commandement » ou dotés de la capacité de délivrer un discours galvanisant, les applaudissements pour des discours syndicaux vains, les millions de photos d’assemblées générales massives, l’idée obsessionnelle que nos manifestations doivent se diriger vers les bâtiments gouvernementaux, symboles des prise de décision, l’affrontement spectaculaire avec les flics… c’est ce que le spectacle en général attend. Le spectacle est le cauchemar de la société moderne emprisonnée qui en définitive n’exprime rien de plus que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien du sommeil. Ce que le mouvement est obligé de faire afin d’avancer, c’est écraser l’image par les actions créatives de nous tous.

Quatrième mythe : coordination.

La coordination nationale reflète la stérilité de la politique et essentiellement notre faiblesse. Les syndicalistes, des dizaines de groupes de gauche, offrent des plateformes écrites par avance par leurs dirigeants. La coordination nationale est une tentative politique certaine de dominer le mouvement. Nous savons que coordonner les actions de différentes fractions du mouvement dans un cadre plus large est nécessaire ; de même pour la confrontation des idées dans le mouvement. Toutefois, non seulement l’idée d’une coordination nationale (de la façon dont elle s’est jusqu’à présent développée) ne met pas cela en avant, mais est aussi réfractaire à une telle nécessité. Le seul débat existant est sur la nécessité de la coordination, sur le « quand » et le « où », mais il n’y a pas de discussion sur ce que nous allons exactement coordonner. La discussion sur le contenu de nos actions est presque totalement absente de la plupart des comités d’occupation. Dans les cas où une tendance politique domine, le contenu est évident ; c’est leur plateforme politique. Dans le reste des comités, la discussion est toujours repoussée afin de ne pas rompre une soi-disant unité sur les « minima ».

Il est tout à fait clair dans de telles conditions que la coordination nationale signifie la domination de la plateforme politique de l’organisation ou des organisations qui domineront (en premier lieu en termes numériques) dans l’amphithéâtre du conflit. Ils nous veulent spectateurs. Au contraire, parce que nous ne recherchons pas les « minima » mais le maximum (« nous ne voulons pas juste un croûton de pain, mais toute la putain de boulangerie », comme disait un vieux slogan), nous devons détruire cette logique et coordonner nos mutineries de façon autonome.

Cinquième mythe : Vous avez tort ; je ne travaille pas… Mais quand je serai grand je serai docteur !

Très peu sont ceux qui n’ont pas d’ores et déjà compris que l’université a partie liée avec le marché du travail ; personne ne croit que l’enseignement supérieur a des buts tels que ouvrir les horizons de chacun, fournir une culture variée ou toute autre connerie résiduelle de l’Académie Platonicienne (pour les amoureux de l’Antiquité, nous pouvons rappeler que dans l’Athènes antique, il n’y avait pas que les chics types – mâles bien sûr – débattant dans le cadre des procédures de la démocratie directe, mais beaucoup, beaucoup d’esclaves aussi qui auraient volontiers chié devant les portes de la « république idéale »). D’un côté, l’université produit du savoir nécessaire à la reproduction du système du travail salarié (nouvelle technologie, la vapeur idéologique d’une société d’exploitation, etc.). De l’autre, de nouveaux travailleurs sont produits clés en main avec ces attributs qui les rendent plus exploitables par leurs futures employeurs (déqualifiés, flexibles, catégorisés, et bien sûr compromis corps et âme dans la réalité capitaliste – les divers nouveaux projets de loi viennent juste compléter cette condition).

Ce qui est bien dissimulé, c’est que les études universitaires sont du travail, pas juste potentiellement du travail. Nous sommes déjà pris dans le procès de production, produisant une très précieuse marchandise ; nous-mêmes. Les heures de travail étudiant ressemblent à celles « librement » employables ou mieux encore à celles de celui qui est totalement subsumé sous le rapport d’exploitation du travail ; de ceux qui ont travaillé toute leur vie durant. À l’école de médecine (la majeure partie d’entre nous y gaspille leur vie quotidienne), qui vomit un soi-disant gratin de travailleurs sur le marché, le travail scolaire est de plus en plus intensifié. La version moderne du futur docteur est bâtie par de nombreuses heures d’entraînement pratique dans les hôpitaux d’application, de jours de garde, de présence obligatoire à de nombreux cours et colloques, et des études à plein temps, qui n’ont rien à voir avec le rêve de la Renaissance de l’homme universel, puisque toute son existence est absorbé exclusivement par la médecine. Le masque idéologique de ce travail intensifié, non-payé, consiste en des mots comme « éducation », « professionnalisme » et « conscience ». Toute une génération de jeunes gens a été bercée par les valeurs du Rêve- Américain-made-in-Greece, celui de devenir un respectable avocat ou docteur ; et s’ils vont se dévouer à leur discipline (comprendre : travail éreintant sans autres intérêts en parallèle), obtenir leurs diplômes avec mention (comprendre : individualisme et compétition féroce), lécher le cul des docteurs-éducateurs, ils seront gratifiés avec la reconnaissante sociale adéquate et un gros salaire.

Nous serons probablement amenés à nous souvenir que l’époque pendant laquelle nombre de médecins représentaient une partie « sécurisée » de la petite bourgeoisie est terminée depuis pas mal d’années. Les étudiants en médecine viennent en majorité de familles ouvrières, qui probablement ne peuvent pas couvrir les frais d’un cabinet de consultation privé, même modeste. La plupart d’entre eux vont être embauchés dans une des différentes entreprises (publiques ou privées) du secteur de la santé ou alors grossir les rangs des chômeurs. Un énorme prolétariat médical est apparu en Grèce durant les 10 dernières années ; le capital n’a rien d’autre à nous offrir comme solution sinon d’introduire des examens pour obtenir une spécialité médicale, de concert avec un système d’évaluation continuelle des médecins en exercice. Peuvent avancer ceux qui sont « méritants ». Méritants pour quelle chose ? Pour être le plus productifs possible pour le capital, bien sûr. Le travail aliéné épuisant à l’université signifie (pas pour tous) passer les examens et devenir interne, devenir interne signifie (pour tous) du travail aliéné épuisant à l’hôpital.

Sixième mythe : un mythe qui contient tous les mythes.

En guise de conclusion ; nous n’avons aucun intérêt aux discussions sur les modalités de la délivrance du savoir par l’université. Nous ne cherchons pas un savoir étranger, mort, indifférent, incompréhensible qui se présente face à nous, que nous ne faisons qu’absorber. Nous n’avons aucun intérêt aux discussions sur l’amélioration des institutions démocratiques de cette société. Nous ne voulons pas être des individus seuls, isolés, dont les rapports sont médiés par l’argent, l’image ou le vote. Nous n’avons aucun intérêt aux discussions sur la façon dont nos représentants pourraient mieux correspondre à nos revendications (que ce soit des notes servant aux examens ou des mobilisations). Nous ne voulons pas être spectateurs. Nous n’avons aucun intérêt aux discussions sur la façon dont notre travail pourrait être organisé de façon différente. Nous ne voulons pas travailler. Nous ne voulons pas être segmentés : médecins, ouvriers, citoyens, consommateurs, hommes, femmes, travaillant aujourd’hui, plus tard nous divertissant et de temps en temps votant dans des procédures complètement séparées du mouvement incessant de la vie. Nous avons intérêt à transformer nos vies en une expérience unifiée et créative. Afin d’y parvenir, nous devons abolir cette université et le reste de la société marchande.

« Nous avons fait de notre corps un vaste cimetière d’anticipations et de désirs assassinés ; nous abandonnons les choses les plus importantes, les plus essentielles, comme jouer et parler avec les enfants et les animaux, avec les fleurs et les arbres, s’amuser l’un avec l’autre et être heureux, faire l’amour, profiter de la nature, des magnifiques productions de la main et de l’esprit humain, plonger doucement tout au fond de nous, parvenir à nous connaître et connaître notre prochain… »

Chronis Missios[3], Souris, mec… Qu’est-ce qu’il y a de si difficile ?

Avec mes sentiments,

Depuis l’occupation de l’École de médecine de l’Université de Salonique,

Luther Blissett


[1] Editorial de Blaumachen, n°1, juin 2006

[2] Pensez combien cette conception est éloignée de chaque affirmation ministérielle que « [le prolétaire] est responsable de son chômage. Il n’a pas essayé assez fort.»

[3] Chronis Missios (né en 1930) est issu d’une famille ouvrière. Militant de la gauche, condamné à mort durant la guerre civile à l’âge de 17 ans, il a passé au total, entre 1947 et 1973, une vingtaine d’années comme détenu politique, en prison ou en exil (c’est là qu’il a appris à lire et écrire). Ce n’est qu’en 1985 que paraît son premier livre (Toi au moins tu es mort avant). Le livre cité est son deuxième, publié en 1988. Assumant avec fierté son passé, et se basant souvent sur un humanisme combattif, il devient très critique de la gauche (« Il y a deux sortes de révolutionnaires. Ceux qui croient en une autre civilisation et veulent renverser le système et ceux qui se trouvent en dehors de ce système et veulent simplement le comprendre pour prendre part au jeu. Je crains que la gauche d’aujourd’hui ait fini par appartenir à ce deuxième genre ») – ndt.


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