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Rocamadur

Le quart-monde sauvage prend la rue : Sur les émeutes anglaises et d’autres calvaires

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Le quart-monde sauvage prend la rue : Sur les émeutes anglaises et d’autres calvaires

Comme un été d’un millier d’août ?

Les émeutes de l’été 1981 sont pour nous l’avant-goût du futur. Les piliers de la Grande-Bretagne finiront un jour par s’effondrer : presque tout le monde dans les pubs, les rues, les supermarchés ou au boulot hocherait la tête en signe d’acquiescement en entendant une déclaration de ce type. Nous voilà donc enfin débarrassés des anciennes certitudes sereines de ceux qui pensaient que ‘ça n’aura pas lieu ici’ – que ça ne finisse jamais !  1

Dans la retombée des troubles d’août, pas la moindre trace d’un tel optimisme confiant, fruit des émeutes qui secouèrent la Grande-Bretagne au début des années 1980. Les émeutes actuelles ont été suivies par l’incertitude, la perplexité et la distance critique plutôt que par l’enthousiasme et l’espoir. L’atmosphère dominante au sein des milieux activistes et des groupes militants a été celle de la paralysie, pour ne pas parler des réactions de tout ce qu’on appelle « la gauche » dans ce pays. Cette fois, à la lecture de plusieurs témoignages, l’impression est celle d’une vision des émeutes davantage comme un « mal nécessaire » que comme un avant-goût du futur.

Le caractère chaotique et agité des troubles d’août, l’énorme distance qui les sépare de tout ce que l’on pourrait d’un point de vue normatif appeler une lutte prolétaire, l’impossibilité de les inclure dans le mouvement tant attendu devant renforcer la classe ouvrière, ont engendré une certaine nostalgie du début des années 1980. Plus d’un s’empressa de réduire les émeutes de l’été à une espèce de défécation sociale, qui se distingueraient ainsi des émeutes des années 1980 qui, elles, auraient su dépasser la colère et la frustration, parvenant ainsi à affirmer un esprit collectif et à adhérer à une cause politique. Cette fois-ci, on estime que les émeutiers ont échoué dans la mesure où ils n’ont pas accompli ce qu’ils auraient dans l’idéal pu faire, à savoir chercher à poser, à travers l’auto-organisation et la solidarité de classe, les premiers fondements de la renaissance d’un mouvement prolétarien puissant et autonome. Au fond, comme nous le rappelle Marlowe, la réalisation de la seule et meilleure Pratique révolutionnaire qui puisse être est suspendue à la conscience du Sujet prolétarien :

Il ne peut y avoir de révolte contre le système sans colère, mais ce composé de colère et d’opportunisme souffre d’un manque total de perspective. Je pense que ceci prouve l’absolue nécessité d’une expression de la classe qui puisse fournir les bases pour un développement de la conscience et pour une convergence de l’action collective. Autrement, les accès de colère risquent d’être redoutablement autodestructeurs.  2

Dans une telle perspective, les récents échecs du Sujet sont vus comme l’expression des symptômes actuels de pathologies sociales tels que l’individualisme et le consumérisme. Considérés d’un point de vue empirique/normatif, les émeutes de l’été présentent de nombreux points communs apparents avec une série d’autres émeutes urbaines historiques. Comme dans beaucoup d’autres vagues de pratiques émeutières avant elles, c’est le comportement agressif de la police qui a mis le feu aux poudres, provoquant les réactions typiquement furieuses des victimes ; comme d’autres émeutes, elles se sont vite étendues pour regrouper un grand nombre d’individus et d’activités n’ayant que peu de liens avec la révolte initiale de laquelle ils émergent ; comme d’autres émeutes, elles n’ont pas cherché à négocier des revendications particulières ; comme dans d’autres émeutes, on y a vu des pratiques violentes s’en prenant à l’Etat et la propriété privée. Le problème d’une telle approche normative réside dans le fait qu’elle pose comme principe de départ la catégorie abstraite « les émeutes ». Les manifestations concrètes de cette dernière sont alors des composés, quantitativement variés, des pratiques que l’on estime en être les éléments distinctifs. Dès lors, les émeutes ne sont pas saisies en tant que moment concret de la lutte des classes mais sont isolées comme ensemble abstrait de pratiques, doté de sa propre autonomie relative. Ensuite, leur situation à l’intérieur de la totalité de laquelle elles ont été extraites est rétablie sous la forme de leur relation au contexte dans laquelle elles émergent, ce contexte étant compris comme quelque chose d’essentiellement exogène à l’émeute-en-soi. Les émeutes et leur objectivité sont séparées pour ensuite être réunies, mais réunies seulement sous leur forme séparée. Puisqu’on a laissé tomber l’histoire, ce qui existe réellement se présente comme la concrétisation (la réalisation) de l’éternel abstrait ; les pratiques concrètes sont vues comme de simples manifestations de la Pratique comme abstraction. Et la Pratique en tant que telle, en tant qu’entité, n’a de sens que dans son rapport à son complément tout aussi abstrait : la lutte des classes comme antithèse essentiellement anhistorique opposant deux classes (un face à face), comme éternel présent, comme continuum qui ne connaît pas d’interruptions mais seulement des hauts et des bas, des victoires et des défaites (l’histoire n’étant que l’arrière-fond de cette antithèse). Ainsi les déterminations particulières des pratiques concrètes sont omises parce que perçues comme accidentelles et inessentielles. La perspective du communisme tient alors à la « vengeance de l’opprimé » qui se fraye avec zèle son chemin vers la conscience (de classe).

Quand nous disons que la lutte des classes est l’histoire tout court, nous voulons dire que les classes sont intriquées les unes dans les autres dans un rapport asymétrique qui est une contradiction qui se développe, une contradiction en procès au cœur d’une totalité effectivement structurée (la société capitaliste) et elle aussi en mouvement, en tant qu’elle se constitue, se reconstitue à travers des ruptures et des discontinuités (les révolutions du passé et les contre-révolutions auxquelles elles ont donné lieu) et se reproduit en tant que telle dans chaque période historique. C’est parce que la reproduction du rapport d’exploitation est contradictoire (le travail est toujours nécessaire et toujours de trop/la baisse tendancielle du taux de profit) que le communisme est le mouvement réel qui résout cette contradiction par l’activité révolutionnaire du prolétariat abolissant le capital et lui-même. En ces termes, les troubles d’août se présentent comme un événement historiquement particulier qui s’insère dans la totalité dont le moteur est la contradiction entre les classes telle qu’elle se présente aujourd’hui (le capitalisme restructuré et sa crise). Plus précisément encore, il s’inscrit dans le moment actuel, dans ce qu’on a pu appeler « l’ère des émeutes » 3, dans le contexte du déroulement de la crise du capitalisme restructuré. Il faut comprendre ce moment actuel tel qu’il se présente sous les formes propres au capitalisme britannique, en prenant en compte les éléments constitutifs de ces troubles : la composition des participants, la variété de leurs pratiques (et la relative prédominance de certaines pratiques), la trajectoire spatio-temporelle qu’ils ont suivi, les formes d’organisation/de rassemblement des émeutiers, leurs buts et leurs aspirations (ou manque d’aspirations), leur rapport à leur environnement social et aux autres faits de la lutte des classes dans notre moment historique. La limite de ces troubles n’est pas extérieure à l’émeute-en-soi ; elle est inhérente à sa nature même, elle est l’envers de sa dynamique. On ne peut comprendre les troubles d’août qu’en menant une réflexion théorique sur les questions soulevées par son émergence et par son rapport aux autres actes de la lutte des classes de notre temps, réflexion qu’il s’agit pour nous d’articuler à la question de la révolution communiste que produit le cycle de luttes actuel. Voilà l’enjeu !

La restructuration et la formation des nouvelles classes dangereuses

Les troubles d’août se sont caractérisés non seulement par l’absence de revendications directes, mais aussi par l’absence de la moindre perspective d’une amélioration des conditions d’existence des participants. Les émeutiers se sont pris à ce qu’ils sont, à la condition prolétaire actuelle, c’est-à-dire à la précarisation de la force de travail. Dans leur absence de revendications et par leurs pratiques concrètes – pillages, incendies volontaires de bâtiments commerciaux et publics, attaques contre la police et les gendarmeries –, c’est l’aspiration à devenir un « prolétaire normal », un travailleur avec le salaire qui lui est dû, qui est rendue caduque. Ceci est intrinsèquement lié à la condition particulière des émeutiers. La genèse de ladite condition dans le développement historique de la contradiction de classes, sa situation dans la reproduction de la contradiction à l’heure actuelle, est à chercher dans les principales dynamiques contradictoires du capitalisme restructuré et dans les bouleversements du rapport d’exploitation que sa crise produit.

La restructuration a redéfini le rapport d’exploitation. Son but : abolir tout ce qui était devenu une entrave à la fluidité de l’autoprésupposition du capital. Elle a levé les contraintes à la circulation et à l’accumulation, débouchant ainsi sur une nouvelle ère de croissance du taux de profit (autour des années 1990 et dans la première moitié des années 2000). La financiarisation de la totalité du capitalisme fut la nouvelle structure, le nouveau modèle du mécanisme d’égalisation des taux de profit. Dès lors, la négociation du prix de la force de travail cesse d’être ce rouage dans la dynamique de l’accumulation qu’elle avait été pendant l’ère précédente (celle où un accord venait harmoniser le rapport salaire-productivité). Après avoir rasé tout ce qui pour lui était devenu, dans la crise de « l’ère keynésienne », une contrainte, le capital a sans cesse cherché à se débarrasser du devoir de maintenir la reproduction du prolétariat au niveau de sa reproduction comme force de travail. Ainsi il s’y rapporte de plus en plus comme à un simple coût : la revendication salariale est devenue asystémique. Cette déconnexion de la reproduction du prolétariat et de la valorisation du capital est au cœur du capitalisme restructuré ; elle s’insère dans la dialectique de l’intégration directe (la subsomption réelle) et de la désintégration des voies de reproduction respectives du capital et du prolétariat 4. Elle s’accompagne d’une précarisation de cette reproduction qui, sur fond d’une composition de plus en plus organique du capital social et d’une subsomption réelle totale de la société sous le capital, fait de la production d’une force de travail superflue un élément intrinsèque du rapport salarial dans la période actuelle.

La restructuration a sapé les bases des communautés et des formes traditionnelles ouvrières de rassemblement (qui définissent l’appartenance réelle à une communauté), processus qui en Angleterre est allé de pair avec le démantèlement d’une grande partie de l’industrie manufacturière et avec elle les bastions ouvriers qui y étaient liées. Il tendait à transformer ce sujet collectif s’opposant à la bourgeoisie qu’était la classe ouvrière en une masse de prolétaires dont chacune des parties devait se rapporter au capital et à ses pairs sur le mode individuel : le prolétariat se voit ainsi privé de la médiation que fut l’expérience concrète de l’identité ouvrière collective et des organisations ouvrières aptes à représenter la classe en tant que partenaire social reconnu, accepté à la table de la négociation collective. 5 A partir des années 1980, cette transformation se fait par (et entérine) une mutation profonde dans l’organisation du salariat : c’est la transformation de la forme technique du capital et des procès du travail, la reconversion vers le tertiaire, la flexibilisation et l’intensification du travail, l’individualisation des contrats d’embauche, l’établissement de la discontinuité et de la dispersion des débouchés et la montée du travail sous-payé et précaire sur fond d’un chômage persistant.

Cette décomposition de la classe ouvrière n’implique pas ipso facto un appauvrissement général des salariés. De nombreux ouvriers ont vu leur pouvoir collectif de revendiquer la hausse du salaire fortement affaibli par l’éclatement des services, la privatisation et la sous-traitance. Néanmoins, un grand nombre des fractions de la classe ouvrière qui ont pu conserver leur stabilité (qui correspondent à peu près à ceux toujours syndiqués) n’ont pas vu de baisse de leurs salaires, tandis que beaucoup d’autres ont pu élever leur niveau de vie grâce au crédit de consommation et à l’achat à crédit de la propriété immobilière. On trouve aussi au même moment les salariés qui, bénéficiant toujours d’un accès facile au crédit, travaillent dur et de manière flexible dans les emplois à formation intense. Ils ont pu prétendre à une grande partie de la richesse produite par la rentabilité croissante qui caractérise la phase de progression du cycle d’accumulation et vont ainsi petit à petit constituer les nouvelles couches moyennes. Le recours à la force de travail bon marché que l’on trouve dans les nouvelles zones industrielles des pays « en voie de développement » – il s’agit de la mondialisation et de la division mondiale du travail – a permis d’augmenter le pouvoir d’achat non seulement des dirigeants, des cadres et des consultants, mais même celui des travailleurs dont les salaires réels avaient stagné ou baissé. L’idéologie qui va de paire avec cette individualisation de la classe ouvrière chante les louanges de la condition de propriétaire et de la responsabilité individuelle de son succès ou échec (« n’importe qui peut y arriver s’il travaille assez dur ! »), d’autant que ce sont les travailleurs particuliers qui sont censés investir dans leur force de travail individuelle, et non pas le capital dans la classe ouvrière, via l’Etat.

Mais l’envers de l’histoire, c’est que le passage dans le monde du travail des postes traditionnels de la classe ouvrière aux postes non qualifiés du tertiaire, le rabaissement voulu des syndicats ainsi que la réduction rampante de la welfare 6 à un marchepied vers l’emploi précaire ont tous contribué à la paupérisation d’un nombre significatif de prolétaires, parmi lesquels ceux d’origines ethniques ou raciales non-blanches/non-britanniques sont surreprésentes. Là où elle ne les transforme pas massivement en redondances économiques ou en marginaux sociaux, la restructuration économique met les emplois discontinus mal payés à leur disposition. La gestion du chômage (chômage qu’on tendait à faire passer pour la conséquence immédiate d’un caractère « non embauchable » originaire, essentiellement personnel) au moyen de la workfare 7 a, d’une part, tenté de pousser les démunis vers les secteurs marginaux du marché du travail, brouillant ainsi les frontières entre le salaire et l’allocation tout en œuvrant pour la baisse des salaires ; d’autre part, elle signifie le retour d’un débouché pour les marchandises bas de gamme et donc aussi celui des postes destinés pour la plupart aux chômeurs structurels à long terme. La restructuration et la phase de la montée du capitalisme restructuré implique la polarisation de la structure de classe : redistribution de la richesse du bas vers le haut ; différenciation nette aussi bien entre le niveau de vie des couches inférieures du prolétariat et les couches moyennes redéfinies (et a fortiori la bourgeoisie) qu’entre les différentes régions du pays et les différents espaces au sein de la même ville ; fortes segmentation et stratification du prolétariat. L’arrivée des femmes et des immigrés sur le marché du travail contribue largement à ce processus.

La décomposition de la classe ouvrière et la paupérisation des couches inférieures du prolétariat sont allés de pair avec le remodelage de la carte sociale des villes et la pénalisation de la pauvreté, avec la création du ghetto diffus contemporain qui est la détermination spatiale des nouvelles classes dangereuses. Toute la structure du logement social a été transformée afin de promouvoir la condition de propriétaire immobilier (politiques de droit à l’achat et chute simultanée des dépenses de l’Etat en matière de logement). 8 Pour les travailleurs qui s’en sortaient le mieux, ce fût l’occasion de devenir propriétaire. En même temps, on a là un mécanisme de grande importance de la ghettoïsation des pauvres et de la transformation de beaucoup de logements municipaux en zones « interdites » délabrées. A l’heure de la mondialisation accélérée, les émigrations en cours, surtout ceux des ex-colonies et de l’Europe de l’Est, ont amené de plus en plus de démunis dans les grandes villes. Puisque les loyers sont moins élevés dans ces endroits, les nouvelles vagues d’immigration ont systématiquement été canalisées vers les quartiers où les perspectives d’avenir et les ressources se font toujours plus rares. Dans ces zones, il était aussi plus facile pour eux de s’établir dans les secteurs informels et entrepreneuriaux de l’économie et de trouver le soutien de ceux de la même origine ou de la même ethnicité. Cette ghettoïsation, qui s’est accompagné de tout un faisceau de « services sociaux » et de « travail d’intérêt général »/de flicage, cherchait soit à rendre les démunis « utiles » en les orientant vers l’emploi déqualifié, soit à les emmagasiner dans les logements sociaux précaires 9. La gentrification a accentué la polarisation sociale et spatiale des villes, puisque dans de nombreux centres – surtout dans celui de Londres – la valeur du terrain était bien trop élevée pour que celui-ci soit laissé aux pauvres (à Londres, les processus de gentrification débutent dans les années 1980 avec la régénération des quartiers traditionnellement ouvriers de Docklands et du Notting Hill afro-carabéen, et s’étendent ensuite dans des endroits différents dans les années 1990 et 2000). Elle a rapidement transformé ces endroits tout en poursuivant la décomposition de ses communautés ouvrières locales. A la flambée des loyers, qui a renvoyé ou entassé les citadins à salaire bas dans des immeubles délabrés, s’ajoutent le grand nombre d’expulsions de magasins à clientèle habituellement ouvrière et le flicage de ces endroits pour y mutiler la vie de rue qui, s’alliant aux coupes dans les allocations logement, atteignent des niveaux de purification de classe 10. Ce sont ces processus qui, dans les villes britanniques avec leurs cartes sociales historiquement mixtes et diverses, ont donné au ghetto de la Grande-Bretagne son caractère typiquement dispersé et diffus.

Les dispositions qui ont substitué le workfare forcé ainsi que l’hypertrophie de l’Etat de flicage/de sécurité au welfare constituent deux processus complémentaires. A l’ère du workfare et de la précarisation, l’appareil punitif a servi d’une part, en faisant croître le coût de l’exode vers l’économie informelle de la rue, à mettre les éléments récalcitrants du prolétariat sous le joug de la discipline du nouveau salariat fragmenté des services, et d’autre part à emmagasiner et contrôler ceux rendus superflus par la recomposition du marché du travail. L’introduction et le perfectionnement permanent des programmes disciplinaires de workfare – appliqués aux chômeurs, aux nécessiteux, aux mères monoparentales, aux handicapés et autres « assistés » – ainsi que le développement d’un réseau policier et pénal devant couvrir les villes sont les deux composantes d’un seul et même appareil de gestion de la pauvreté. En même temps, il fallait bien que les quartiers boursiers, de shopping et de divertissement ainsi que les quartiers récemment gentrifiés demeurent chics et donc hors de l’atteinte des classes dangereuses indésirables. C’est ainsi que ces dernières décennies ont vu une multiplication de lois et d’innovations bureaucratiques et technologiques : les groupes de crime-watch 11 et les services volontaires citoyens de la police ; les partenariats entre la police et les autres services publics (écoles, hôpitaux, travailleurs sociaux, etc.) ; les traitements judiciaires accélérés ; les opérations de stop-and-search 12 13 ; les caméras de surveillance vidéo et la cartographie numérisée des crimes ; l’agrandissement et la modernisation technologique des prisons ; la multiplication des centres de détention spécialisés  14. Sur le plan idéologique, avec la promotion de l’approche punitive des comportements sociaux, de nouveaux types sociaux sont apparus : la « jeunesse furieuse », la « racaille » et les « loubards » 15. Quand son développement n’en était qu’à un stade préliminaire, la gestion punitive de la pauvreté a culminé dans une petite vague de pratiques émeutières dans les zones urbaines défavorisées au début des années 1990 (comme à Bristol en 1992). Celle-ci s’est prolongée sur des années sous la forme de phénomènes occasionnels de confrontation entre les classes dangereuses et la police (dont les plus marquants furent les émeutes raciales à Bradford et à Leeds en 2001) ; la gestion de ces confrontations en tant qu’expressions d’un « comportement antisocial » n’a fait que renforcer cette tendance 16.

Dans la tempête de la crise : lumpénisation du rapport salarial

On le voit : la création des classes dangereuses dans le ghetto diffus britannique, dont la modalité de reproduction a été celle d’une exclusion inclusive (la transition de la force de travail au capital variable – autrement dit celle du fait d’être prolétaire au fait d’être travailleur – produite comme problématique), est intrinsèquement liée à la déconnexion de la valorisation et la reproduction du prolétariat dans le développement du capitalisme restructuré, comme le mauvais côté de la profitabilité accrue et de la création de nouvelles couches moyennes à partir de la classe ouvrière traditionnelle décomposée. La restructuration a eu pour résultat une accentuation de la polarisation sociale. D’un côté, nombreux sont ceux qui ont joui d’une ascension sociale importante au sein d’un marché du travail de plus en plus flexible et compétitif, surtout grâce au système éducatif réorganisé : ils ont pu jouir de salaires relativement élevés dans le travail qualifié du tertiaire et d’un accès facile au crédit. De l’autre les citadins pauvres, dont le nombre n’a fait que croître, se sont débrouillés comme ils peuvent dans un va-et-vient constant entre des boulots de merde mal payés et l’économie informelle (activités d’échange diverses, délinquance, gangs locaux), l’enseignement professionnel, les prêts sur salaire ainsi que les prestations de la welfare certes resserrée et transformée mais toujours en vie. Dans ce contexte, la poursuite des études maintenait la promesse d’une survie moins précaire grâce aux activités salariales, tandis que certains pouvaient espérer se sortir de la merde en travaillant dur pour se faire une place dans l’enseignement supérieur (objectif qui devient de plus en plus inatteignable avec l’introduction des droits d’inscription en 1998 et leur augmentation en 2004). 17 Mais il n’y a pas de position d’équilibre parfait ou d’état « normal » et pleinement opérationnel au cœur de la société capitaliste. Les contradictions du capitalisme restructuré ont explosé à une échelle mondiale à la fin de 2007. Pour comprendre les troubles d’août dans leur spécificité historique, on ne peut faire l’impasse sur le tournant que fut l’irruption de la crise du capitalisme. Les émeutes de l’été dernier ne furent pas une simple répétition à une échelle plus large du déroulement des émeutes dans les ghettos de ce pays pendant les années 1990 ou au début des années 2000. La crise du capitalisme, qui à ses commencements en 2008 se présente comme une bulle immobilière et comme un krach dans le secteur financier, s’est transformée en une récession globale et en une crise profonde de la dette publique, sans qu’il y ait le moindre signe d’un rétablissement imminent à l’horizon. Sur le plan stratégique, la bourgeoisie, avec tous ses conflits internes, lutte pour préserver la forme actuelle (très financiarisée) de l’accumulation mondiale, ce qui la conduit à accentuer les dynamiques centrales propres au capitalisme restructuré, visant par là à élever le taux de plus-value. La crise de suraccumulation qui, pour le dire dans des termes abstraits, signifie qu’il y a à la fois trop de travailleurs et trop d’usines, est simultanément une crise de la reproduction du prolétariat. Evidemment, toute crise du capitalisme est une crise dans la reproduction de la force de travail, mais l’originalité historique de celle-ci est que la revendication salariale était déjà devenue asystémique dans la période de prospérité qui l’a précédé. Les tentatives d’augmenter le taux d’exploitation, dont on peut douter si elles parviendront à rétablir adéquatement la production de la plus-value sans une dévalorisation massive du capital, accentuent toutes les dynamiques contradictoires du capitalisme restructuré – qui sont précisément les dynamiques qui ont induit la crise actuelle. C’est dans cette tempête que les troubles d’août ont éclaté ; ils sont la mise en œuvre concrète d’une manifestation de la crise de la reproduction du prolétariat telle qu’elle s’incarne dans la situation particulière de ses protagonistes : « Que ce soit précisément ces derniers jours qui aient vu à la fois les émeutes, la baisse de la notation financière américaine et une turbulence sérieuse dans les bourses relève certainement de la coïncidence – mais pas pour autant du hasard. » 18

Sur le fond des conditions qui sont celles de la récession, avec un marché du travail rétrécissant, des travailleurs rendus redondants, un chômage qui monte en flèche, une occasionnalisation persistante des contrats d’embauche et une hausse rampante des prix des produits de première nécessité (surtout dans le centre de Londres) et des loyers, la transition vers la période de la crise se caractérise par une intensification de l’attaque contre le salaire menée au nom de l’austérité. 19 Pour la nouvelle génération issue des couches inférieures du prolétariat, ceci se traduit par une privation quasi absolue d’avenir dans le sens le plus immédiat du terme. A un an des émeutes, le taux de chômage officiel des jeunes était déjà de 20,3%, niveau record depuis le début des recensements en 1992 20. En outre, la forte augmentation des droits d’inscription ainsi que l’abolition de l’EMA 21 en 2010 22 contribue, avec la poursuite de l’abandon de la welfare/des services sociaux (foyers de jeunes, foyers socioculturels et soins de santé locaux) et la ré-imposition du workfare (qui passe, par exemple, par le fait d’avoir suivi des projets obligatoires d’expérience professionnelle – en français, d’avoir travaillé sans salaire – comme critère d’obtention des allocations chômage), à pousser la jeunesse des quartiers pauvres toujours plus loin du marché du travail formel, les obligeant ainsi de plus en plus à se livrer aux activités incertaines du secteur informel.

Dans les troubles d’août, ce sont toutes les contradictions de l’exclusion inclusive sous la forme du ghetto – dont il faut prendre en compte la particularité de sa formation historique dans le contexte britannique, à savoir son caractère diffus – qui explosent : la contradiction entre le retrait du welfare avec le passage au workfare et la nécessité d’emmagasiner la force de travail superflue et de contrôler les taux de chômage ; entre un marché du travail fortement flexible avec ses flux de force de travail totalement libérés (au nom du multiculturalisme et de l’égalité des chances) et la gestion pénale de la pauvreté ; entre la consommation comme condition pour pouvoir prétendre au statut de personne et l’exclusion de la consommation ; entre la régénération (la gentrification) et la dégradation. Toutes ces contradictions ont explosé dans le contexte précis de l’affirmation radicale, dans le déroulement de la crise, de l’exclusion inclusive et de la précarisation. Ainsi, les troubles d’août produisent le ghetto comme ghetto-en-crise, celui-ci étant en lui-même une instance particulière de la crise de la reproduction du prolétariat.

La crise de la reproduction du prolétariat ne se réduit pas à une crise de la reproduction des prolétaires repoussés vers les marges de la société. Il s’agit d’une crise de la reproduction de la totalité du prolétariat. Elle implique une réduction numéraire et une insécurité croissante pour les travailleurs moins précaires (comme le montrent les conflits épars de ces dernières années dans l’industrie) et atteint simultanément les couches moyennes. Le mouvement étudiant de la fin de 2010 et la résurgence dans le centre de Londres des pratiques émeutières qui l’ont accompagné révèlent la crise de la reproduction des couches moyennes en devenir, crise qui s’inscrit dans le développement de la crise du capitalisme. L’affinité passagère entre le mouvement étudiant et les troubles d’août, tout comme l’invasion de la manifestation syndicale de mars 2011 par des étudiants prêts à se confronter à la police et à casser des vitres, montrent bien que la jeunesse se présente comme un sujet de révolte, dans la mesure où la crise touche avant tout ceux qui en sont à leur entrée sur le marché du travail, et ce en fonction des modalités de leur entrée 23(la crise est essentiellement privation du futur). La présence de collégiens et lycéens des « taudis de Londres » à l’intérieur du mouvement étudiant, quoique périphérique, y a instauré une contradiction interne qui dans certains cas rares a pris la forme de confrontations entre les collégiens ou lycéens et les étudiants ou militants. Leur présence a déclaré le contenu même du mouvement (la défense du droit à l’enseignement supérieur) caduc, puisqu’elle cherchait en s’appuyant sur cette revendication à l’étendre au-delà de l’université (la mouvement ne pouvait vaincre que par cette extension) ; mais c’est ladite extension (dont la participation de collégiens et lycéens est l’une des expressions) qui annihile la revendication centrale 24. Cette dichotomie interne entre étudiants et collégiens ou lycéens à l’intérieur du mouvement étudiant et, en termes de contenu, la différence qui distingue nettement ce mouvement des troubles d’août, reflètent le caractère différencié de la crise de la reproduction du prolétariat.

Si la crise du ghetto sous la forme qu’elle prend dans les troubles d’août est l’image par excellence de la crise de la reproduction du prolétariat, c’est parce que les classes dangereuses sont les représentantes par excellence de ce qui en tant que dynamique est devenu le fait de l’ensemble du prolétariat : la précarisation mondiale de la force de travail (dans le capitalisme restructuré et sa crise, l’utopie du capital consistant à se débarrasser du travail est devenue un élément définitoire de la reproduction de la contradiction de classe). Les classes dangereuses du XXIe siècle ne peuvent pas être rangés sous la catégorie traditionnelle du lumpenprolétariat 25, qui en tant que marge fixe de l’armée de réserve du capital vivait dans son propre monde, constituant ainsi une « extériorité » vis-à-vis du rapport capitaliste principal. Mais le rapport salarial normal tend aujourd’hui à absorber le nouveau « lumpenprolétariat » (les nouvelles classes dangereuses) et ce précisément parce que le prolétariat normal se trouve lumpenisé. D’une part, la crise provoque la paupérisation brutale d’un grand nombre de travailleurs (c’est le cas partout dans le monde occidental) en leur imposant les fardeaux du chômage/du chômage occasionnel croissants et de la dette (ils sont désormais dans l’impossibilité de rembourser leur prêts ; le fait que la possession de biens hypothéqués peut leur bloquer l’accès aux allocations qui leur permettrait de couvrir leurs dépenses immobilières ne fait qu’aggraver la situation) ou de la restriction de l’accès au crédit. Mais surtout, elle produit une lumpénisation accrue du prolétariat lui-même, lumpénisation qui n’apparaît pas comme extérieure dans son rapport au salariat mais comme son élément définitoire. L’inclusion tend de plus en plus à passer par l’exclusion, surtout dans le cas des jeunes. On a là une dynamique, un mouvement qui se régénère continuellement. Certes, l’exclusion du marché du travail est le sort de beaucoup, mais ici il s’agit aussi de l’exclusion de tout ce qu’on peut appeler travail « normal », salaire « normal », vie « normale ». 26

Que la crise du ghetto soit l’incarnation par excellence de la crise de la reproduction du prolétariat ne signifie pas que le prolétariat devient le ghetto. La production de la révolution n’est pas une question d’immisération absolue. La crise de la reproduction du prolétariat est différentiée : ceci signifie qu’elle est à la fois une crise de la reproduction de chaque segment du prolétariat selon les modalités de sa reproduction et une crise de la stratification au sein du prolétariat lui-même. Ce dernier point est crucial dans la mesure où la stratification est un élément indispensable de la reproduction du capitalisme restructuré. Non seulement l’échelle sociale a-t-elle été bloquée, mais en plus tout le monde est poussé vers le bas. C’est pourquoi chaque fraction tente de se construire des barricades pour défendre sa position dans l’échelle et pour éviter toute chute. Plus on s’approche du sommet de l’échelle, plus cela est vrai. La crise dans la stratification du prolétariat accentue toute ses contradictions et conflits internes. Non seulement la lumpenisation du rapport salarial s’approfondit-elle, mais le fait de demeurer travailleur salarié et de survivre en tant que tel se présente de plus en plus comme un problème urgent. C’est dans ce contexte qu’on peut dire des pratiques émeutières d’août, dans leur liaison intrinsèque à leur situation particulière, qu’elles sont d’emblée produites – précisément de par la position de cette situation particulière au sein de la reproduction de la contradiction de classe – comme une distance interne, comme un écart à l’intérieur de l’enjeu nécessairement dominant des luttes de classes d’aujourd’hui, à savoir la revendication salariale (le fait d’agir en tant que classe).

En finir avec la communauté

Ce qui fait l’énorme différence entre les émeutes d’août et ceux qui remontent aux années 1980, c’est que les secondes avaient une dimension « affirmative » : la pratique émeutière pouvait constituer l’expression violente d’un mouvement pour l’abolition de la discrimination raciale, des lois « sus » 27(personne suspecte), du stop and search ; autrement dit, elle pouvait être l’expression d’un mouvement visant une certaine intégration. En 2011 il n’y a rien eu de tel, on n’a pas vu les communautés noires lutter pour leur intégration. On pourrait dire que les émeutes des années 1980 ont pour contexte le début de la restructuration et la défaite de la classe, quand Thatcher s’attaque aux imprimeurs ou aux miniers et finit par les abattre, même si cette défaite n’était peut-être pas perçue comme inévitable à l’époque. En 2011 au contraire, toute revendication d’intégration était a fortiori illégitime. A l’heure actuelle on ne peut même plus, même en ayant recours à la violence, « exiger » d’être traité comme un « prolétaire comme tout le monde », puisque la crise du capitalisme restructuré a emporté tout ceci sur son passage 28. Avec cette perspective d’avenir, c’est l’affirmation de la communauté ouvrière comme clef de voûte de la recomposition du prolétariat qui est rendue désuète et qui se révèle en tant que telle.

La communauté ouvrière n’a jamais été quelque chose qui tend vers l’unité ; elle constitue plutôt l’espace-temps même – empreint de relations de solidarité et d’intérêts de classe partagés – de la reproduction du prolétariat en dehors du lieu de travail (dont le prototype est l’usine) tout en y restant intimement lié. En Grande-Bretagne, son origine remonte à l’époque des puissantes communautés ouvrières locales qui se formaient généralement dans les environs des régions industrielles. La communauté ouvrière n’a jamais été la manifestation d’une essence, mais la réalisation d’une existence historique particulière de la relation de classe dans laquelle la classe-pour-soi est produite comme transcroissance de la classe-en-soi. C’est en ce sens que l’on peut dire que la communauté ouvrière fut porteuse de ségrégation autant que d’unité, puisque sa cohésion en tant que modalité particulière de la reproduction du prolétariat dépendait d’une figure de proue : celle du travailleur qualifié homme et blanc, ou plus tard l’ouvrier-masse blanc. La conscience de classe est alors la perspective d’un dépassement de la ségrégation/des divisions (le genre, la race, les secteurs, les qualifiés/les non qualifiés, les nationaux/les immigrés, etc.), la perspective d’une égalité universelle, dont le contenu était lui-même produit comme impossible de par l’impossibilité de la révolution comme affirmation de la classe. Les grandes vagues migratoires issues des Antilles dans les années 1940 et 1950, ainsi que d’autres régions du Commonwealth dans les années suivantes, amenèrent une prolifération de communautés de minorités ethniques locales – parmi lesquelles on trouve aussi les nouveaux boutiquiers pauvres (d’où les magasins et marchés locaux comme lieux de rassemblement collectif) – reposant sur le partage d’une culture, d’une langue, de traditions et d’histoires. Ces communautés constituaient alors pour eux un réseau social protecteur dans leur nouvelle « Patrie ». De telles communautés prolétaires sont demeurés des espaces importants de reproduction et de lutte jusque dans les années 1980, ce que nous montre leur rôle aussi bien dans les émeutes urbaines de noirs que dans la grève des miniers.

Toutes les dynamiques de la restructuration ont décomposé les communautés locales en tant qu’espaces de relations concrètes quotidiennes, et ce processus va de paire avec la liquidation de l’identité ouvrière. Dans les ghettos (envahies par la gentrification), le sentiment d’appartenance à une communauté locale, le sentiment d’attachement, les relations collectives et la solidarité de classe se font de plus en plus rares, même si ceci a pu varier selon l’endroit. Il est vrai que les communautés ouvrières blanches et dans une large mesure les communautés noires afro-carabéennes sont celles qui ont dépéri le plus vite, alors que les communautés d’autres minorités raciales/ethniques (les communautés turques et kurdes ou asiatiques par exemple) se sont montrées plus résistantes à cette désintégration. Les réseaux ethniques remplissent une fonction essentielle dans les modes de survie des différentes fractions de prolétaires venus de l’étranger – avec la répartition des boulots, la religion, les créanciers mafieux –, ce qui se reflète notamment dans la composition des éléments petit-bourgeois ou des gangs locaux dans les divers quartiers. Or, même ici, les communautés locales ne correspondent pas à des espaces unificateurs de la reproduction du prolétariat et de ses luttes, à des foyers affirmant la reconnaissance mutuelle des prolétaires. Au contraire, on pourrait sans doute dire que, dans les zones défavorisés, le nouveau sentiment de la communauté est celui d’une expérience commune de la décomposition et du dépérissement. En même temps, la notion même des « communautés » se trouve de plus en plus intégrée au discours politique/idéologique de l’Etat où elle désigne les appareils directoriaux/administratifs – la direction participative, les pôles emplois, les programmes de formation locaux, les groupements culturels, etc. – et les sites électoraux.

Ainsi, il n’est pas question dans les troubles d’août de liens de nature collective et prolétarienne (ou à des liens dus à des racines raciales/ethniques communes) fournissant les contours d’un sujet prolétaire en lutte et, de par leur affirmation, le contenu de cette lutte. Soyons clairs : pendant les émeutes, on aurait vu des instances de solidarité à un échelle locale/régionale. Cependant, ceci ne fait que confirmer le fait que le capital ne peut jamais réaliser son utopie consistant en une transformation de tous les modes d’interaction sociale en de simples rapports entre marchandises. Mais ce qu’il faut noter, c’est que les émeutiers n’ont pas trouvé la raison d’être de leurs actions dans l’affirmation de leur appartenance à une communauté locale, affirmation qui aurait aussi été celle de leur appartenance de classe. A cet égard, il est significatif que les troubles aient migré rapidement d’un endroit à un autre, contrairement aux émeutes dans les années 1980 où les combats avaient pour objectif la défense contre la police d’une zone déterminée, où le « nous » était l’élément définitoire d’un mouvement positif contre la discrimination raciale et la répression policière.

Pendant et après les troubles d’août, il n’y a eu de tentative d’affirmation d’une appartenance commune à une communauté locale que contre le contenu même des troubles. D’un côté, la notion de communautés locales participait du langage répressif de l’Etat – destiné à remédier au malaise objectif des classes moyennes et de la petite bourgeoisie – ainsi que du discours des dirigeants de communautés locales ou des éléments bourgeois et petit-bourgeois qui se sentaient trahis par l’appareil répressif de l’Etat, celui-ci s’étant un bref instant montré incapable de protéger la propriété privée. De l’autre, elle participait du langage politique d’un grand nombre de militants (dans les organisations citoyennes, dans les groupes gauchistes et anarchistes) qui cherchaient à dompter le déroulement agité des troubles pour en faire une stratégie de réforme sociale politiquement sensée. 29

Ceci ne fut pas un mouvement

Dans les troubles d’août, rien dans la situation des protagonistes ne valait la peine d’être défendu. Le quartier, la demeure, la communauté, l’ethnicité et la race ont tous été révélés comme éléments de la reproduction du capital qui de fait transforme ces prolétaires en indigents : leur appartenance de classe a été produite comme contrainte extérieure, comme nécessité toujours plus urgente de la discipline, comme nécessité de se soumettre et de supporter la maltraitance sans même la garantie apaisante d’une survie décente. Le langage des émeutes n’était pas celui, positif, propre au « mouvement », à la réforme sociale, à la revendication 30 ou à la politique mais celui, négatif, propre au vandalisme. Il n’y a pas eu autre chose que de la destruction, rien n’a été construit ; il n’y a pas eu de projets, de stratégies. Ces troubles disent « allez tous vous faire foutre » à la « bonne société ». On a là la dynamique même de ces troubles, intrinsèquement liée à la position de la situation particulière de ses protagonistes à l’intérieur de la reproduction de la contradiction de classe ; or, cette dynamique est en même temps sa limite, immanente à chacune de ses pratiques, comme nous le montrent son absence de toute perspective de généralisation 31.

Les bâtiments du Service pénitentiaire d’insertion et de probation, des tribunaux et des pôles emplois furent attaqués comme symboles de la gestion pénale de la pauvreté. Des voitures chères, des restaurants et des propriétés commerciales détruits parce qu’ils représentent une richesse inaccessible. Les vitres des agences immobilières cassées parce qu’elles représentent des loyers exorbitants dans des quartiers en voie de gentrification. Les monts-de-piété défoncés comme représentants du « genre de connards qui te font payer vingt balles pour encaisser un chèque de l’allocation logement ». La limite incontestable de ce type d’activité de destruction réside dans le fait qu’elle ne peut aucunement se faire activité de négation réelle, comprise comme abolition des rapports sociaux qui constituent les fondements réels des cibles de l’attaque.

Dans les attaques contre les flics qui ont suivi la fusillade de Mark Duggan, la police a été révélée comme le dernier mot de l’autoprésupposition du capital. Pour les protagonistes de ces troubles elle est la garante de la modalité particulière de leur reproduction (l’exclusion inclusive) et en tant que telle un ennemi en elle-même, dans la mesure où le moment de la répression devient de plus en plus essentiel à la reproduction de la contradiction de classe (la fonction de la police elle-même étant de se prémunir contre la reproduction clandestine du prolétariat). C’est précisément à cause de ce rapport que les classes dangereuses entretiennent avec l’Etat policier que l’identification de la police comme ennemie en elle-même a pu engendrer la tendance à la comprendre non comme un moment participant de la présupposition du capital, mais comme le rapport d’exploitation lui-même. C’est prendre l’effet pour la cause. En révélant les flics en tant qu’ennemis en eux-mêmes, on oublie qu’ils ne sont que la bourgeoisie en position de combat.

La pratique prédominante et le scandale le plus révoltant des troubles fut sans aucun doute le pillage. C’est l’ampleur du pillage, avec environ 2 500 magasins pillés, qui donne aux troubles d’août leur trait distinctif et leur caractère exceptionnel. Le pillage n’y a jamais été autre chose qu’une remise en cause pratique des conditions qui sont celles de l’exclusion inclusive, et ce sous toutes ses formes : l’appropriation, surtout pour les revendre, de produits de valeur élevée (notamment des produits électroniques et des bijoux) ; le pillage pour usage personnel de magasins de vêtements, de supermarchés et d’autres magasins des grandes rues commerçantes ; la prise d’assaut de bookmakeurs et de monts-de-piété pour s’emparer de l’argent ; ou encore l’appropriation de choses de faible valeur comme les cigarettes, l’eau et l’alcool pour les partager entre amis dans la rue. En aucun cas les vitrines des commerces de détail ont-elles été brisées pour la simple valeur symbolique de l’acte. Ces gens ne voulaient pas simplement « transmettre un message » mais obtenir les trucs dont ils avaient besoin, ou l’argent pour se les acheter. Dans le contexte d’une absence de revendication, les émeutiers ont directement exigé et se sont réappropriés les moyens de subsistance dont ils sont exclus : ce fut leur but principal. Dans la mesure où ces prolétaires ont pris de force ce dont ils ont besoin mais dont l’obtention leur est objectivement refusé, l’appropriation de biens ou d’argent constitue de manière passagère une critique pratique de la forme-marchandise ; en ce sens, l’acte de piller fut tout aussi important que le butin. 32

Par l’appropriation de biens les émeutiers ont remis en cause la forme-marchandise de manière passagère, mais ils ne l’ont fait que dans le cadre de l’échange puisque c’est celui-ci qui était à leur portée. De par leur définition même, leurs pratiques n’auraient pas pu remettre en cause la forme-marchandise au niveau de son origine, c’est-à-dire la sphère de la production. Ceci ne pouvait aboutir qu’à l’affirmation de l’échange lui-même, par les actes consistant à revendre des biens appropriés ou à s’approprier de l’argent, qui est la forme par excellence de la valeur. Une telle compréhension du pillage nous permet d’en finir avec un discours si moralisateur qu’il en devient frustrant. Ce discours, né après les émeutes dans un milieu militant cherchant comme d’habitude à imprégner les prolétaires de la conscience de classe, s’accorde en dernière instance avec le monologue répressif de l’Etat. Un bon nombre de ces militants se sont opposés à ce qu’ils voyaient comme un comportement individualiste, un symptôme des prétendues dégénérescences consuméristes de la classe, ce qui consiste à dire qu’ « ils n’ont pas le droit de faire ça ; ce n’est pas comme ça qu’on manifeste ». Comme quelqu’un le disait : évidemment qu’ils n’avaient pas le droit de le faire, et c’est bien pour cela qu’il n’a pu s’agir d’une manifestation. 33 Au mieux, cette critique morale pardonne l’appropriation de biens de valeur faible (le genre de trucs dont les gens ont « vraiment besoin ») mais condamne l’appropriation de l’argent ou de trucs qui pour elle sont « de luxe », ce qui laisse entendre que les prolétaires repoussés vers les marges sociales devraient s’en tenir aux biens qui correspondent à leur situation marginale. Le pillage comme critique pratique de la forme-marchandise dans le cadre de l’échange n’est pas l’abolition de la forme-marchandise. Le dépassement du pillage pour la revente est suspendue à la remise en cause, par une lutte communisatrice généralisée, de l’existence même de l’échange. Dans la mesure où l’échange est notre seul moyen de reproduction, le fait qu’une appropriation de biens ait pour but primordial la consommation individuelle et la revente n’a rien d’étonnant. Ce n’est pas heureux ou dommage, c’est comme ça.

Le « gang », dans toute sa fluidité et son caractère éphémère, a constitué la forme d’organisation fondamentale des différentes actions que les troubles ont vu naitre. « Gang » non seulement au sens d’une participation des gangs au sens strict, mais surtout au sens d’agrégats informels dans les rues issues de relations directes préexistantes entre pairs ou camarades de classe, le plus souvent formés soit sur la base d’une proximité résidentielle, soit dans la rue, fortuitement, le temps de mener à bout une action particulière, pour ensuite vite se dissoudre. Cependant, il ne faut pas oublier que de nombreux jeunes du ghetto ne se débrouilleraient pas sans la délinquance et l’activité de gang. La participation de ces gangs de jeunes aux émeutes, quoique marginale, 34 a remis en cause la fonction d’organisation commerciale propre aux gangs, puisque la propagation de la criminalité sous la forme d’attaques contre la propriété privée remettait en cause l’activité des gangs comme crime organisé. Puisque la raison d’être des gangs est de gagner de l’argent de la vente de drogue, ils fuient les émeutes comme la peste : lors d’une émeute, on ne peut vendre de la drogue parce qu’il y a des flics partout. Pour les jeunes membres des gangs qui se font quelques thunes par jour en vendant de la drogue, la participation aux pillages était assez attirante, alors que pour leurs supérieurs, le tumulte et l’omniprésence de la police ne faisaient que nuire à l’activité réellement profitable : le commerce de drogue. La remise en cause transitoire du fonctionnement des gangs comme organisations commerciales se révèle dans le fait que pendant quatre nuits en août, ils ont mis fin aux hostilités ordinaires qui les opposent habituellement afin de se concentrer sur des actions collectives. Ainsi, les clivages territoriaux censés empêcher les jeunes gens de se faufiler dans les « zones rivales », parfois déterminées par leurs codes postaux, ont été oubliés pendant un certain temps. Néanmoins, malgré cette participation de membres de gangs aux troubles qui engendre une dichotomie entre le gang comme point d’attache des relations de groupe (les relations quotidiennes d’entraide ; les micro-identités s’opposant à la police et au « système », quoique ceux-ci passent dans une grande mesure par le machisme, la masculinité agressive et, souvent, par la pure et simple imbécillité) et le gang comme organisation commerciale, ce dernier s’est évidemment réaffirmé dans l’affirmation de l’échange comme limite du pillage (on aurait utilisé des réseaux de gangs pour revendre les biens appropriés). Dans la retombée des troubles, ce qu’on avait vu prendre la forme d’une puissance collective se désagrège pour retourner à la routine commerciale habituelle, sans laisser le moindre lien solide derrière lui.

Le « nous » des émeutes d’août est un « nous » passager et fluctuant, crée dans les actions des prolétaires y ayant participé. Produite initialement comme l’envers de l’expérience actuelle de l’urbanisme militaire par l’acte même de la fusillade de Mark Duggan par la police, ce « nous » se dissout ensuite dans la retombée des ondes de choc produites par les troubles. Il n’y eut pas de régularité organisationnelle ou de perspective d’édification d’un mouvement. En révélant leur appartenance de classe comme contrainte extérieure, comme l’horizon du capital, les protagonistes des troubles se sont trouvés en conflit avec la société elle-même qui, réellement subsumée par le capital, n’est rien d’autre que la société capitaliste. C’est ce qui fait le caractère antisocial de ces troubles. Ses protagonistes se sont engagés dans une activité convulsive forcément limitée dans le temps et, dans le cadre d’une absence absolue de politique, ne se sont pas du tout intéressés à la question d’un plan ou d’une stratégie, ni à la problématique de l’extension, ni à celle d’une création de connexions ou d’un ralliement du « peuple ». Toute personne prête à les rejoindre pouvait faire partie d’un « nous » constitué, de manière passagère, contre « eux » : la police, l’Etat, le gouvernement, les riches, les propriétaires de magasins, la société. Dans les troubles d’août, la question de la généralisation de la lutte ne fut abordée que négativement, comme absence de toute perspective de généralisation. La question de la généralisation de la lutte n’est pas posée dans les termes de la recomposition de la communauté prolétaire mais dans les termes d’une multiplication d’écarts à l’intérieur de ce qui est devenu la limite de la lutte des classes, à savoir le fait d’agir en tant que classe.

L’ère des émeutes

Eu égard à leurs pratiques (à leur contenu), on peut dire des troubles d’août qu’ils constituent la troisième instance majeure d’une série d’événements en Europe, les deux autres étant les émeutes de 2005 dans les banlieues françaises et de 2008 en Grèce. Le déroulement particulier des événements dans chacune de ces instances est engendré par la position respective de chacun de ces Etats au sein du zonage global de l’accumulation capitaliste et, point manifestement lié au premier, à son histoire particulière de lutte des classes ainsi qu’à la temporalité de l’irruption et du développement de la crise du capitalisme (dans le cas de la France la crise n’était qu’anticipée, tandis que fin 2008 elle venait d’éclater). Aussi bien en France qu’en Grande-Bretagne, où la population est plus diversifiée et où les divisions sociales et de classe sont plus fermement établies, ce qui signifie que la crise de la reproduction du prolétariat y est beaucoup plus différentiée, le ghetto est le protagoniste incontestable des émeutes. En Grèce au contraire, c’est la figure socialement moins restreinte du collégien ou du lycéen 35 qui a poussé les émeutes à se conjuguer avec un milieu activiste puissant (conjugaison qui a conduit de nombreux activistes à remettre en cause, pendant quelques jours, leur activisme et leur alternativisme) et avec d’autres jeunes prolétaires précaires. C’est l’unique raison pour laquelle les parias – les immigrés récents habitant le centre d’Athènes, les hooligans et les drogués – se sont trouvés impliqués dans les épisodes les plus scandaleux des événements, à savoir le pillage et l’incendie volontaire. En France, les émeutes étaient géographiquement circonscrites aux banlieues à cause de la ségrégation spatiale des classes dangereuses, qui est le fait des politiques sociales et des stratégies de contrôle de la population mises à l’œuvre dans le pays par le passé (les HLM et les cités). C’est ainsi qu’une frontière de « sécurité » a pu être maintenue entre les émeutiers et le reste de la population. Mais en Grèce, la composition sociale des émeutiers ainsi que la géographie sociale d’Athènes et des autres grandes villes a fait du centre-ville le terrain privilégié de l’émergence d’actes subversifs. Le modèle britannique d’intégration sociale, lui, a produit un ghetto géographiquement diffus qui dans la temporalité actuelle du déroulement de la crise a servi de liquide inflammable aux émeutes – d’où leur extension rapide à travers tout Londres – ainsi qu’à la plus grande ampleur du pillage comparé aussi bien au cas de la France qu’à celui de la Grèce. Cependant, malgré toutes leurs particularités respectives, ou, plus précisément, dans le cadre de ces particularités, ces trois instances ont vu les protagonistes des émeutes révéler et attaquer l’appartenance de classe comme contrainte extérieure dans une irruption d’activité destructive qui ne cherchait aucunement à négocier ou à défendre quoi que ce soit. Tout ceci est lié à leur situation particulière et à sa place dans les modalités de la reproduction du prolétariat dans chacun des trois cas.

Ainsi, en tant qu’instance de cette série d’événements, les troubles d’août trouvent leur place dans l’ère des émeutes, le moment actuel qui définit la période de transition de la crise. Mais ce moment actuel ne saurait être compris dans son existence singulière à l’intérieur de la première zone de l’accumulation capitaliste sans prendre en compte l’importance, dans ce moment lui-même, du rôle qu’y a joué les mouvements « indignés » ou « occupy » tels qu’on les a vus surtout en Espagne, en Grèce et aux Etats-Unis. Ces derniers sont intrinsèquement liés à l’abaissement social/la prolétarisation des couches moyennes (ou des couches moyennes en devenir) et c’est pourquoi l’interclassisme est leur trait distinctif. Leur discours démocratique l’a exprimé soit, comme ce fut le cas en Espagne ou en Grèce, sous la forme de l’appel à la démocratie réelle/directe, soit, comme aux Etats-Unis, à travers celui des 99%. Le discours de la démocratie réelle en Espagne, le discours de la démocratie directe en Grèce ou le discours des 99% aux Etats-Unis constituent tous une tentative d’affirmer une appartenance commune (la grande majorité de la société ; non pas le prolétaire mais le citoyen) dans le contexte de l’absence du fondement, au sein de la reproduction objective de la contradiction de classe, de l’affirmation de l’appartenance de classe. Il s’agit d’affirmer l’universalité des effets de la crise comme communauté universelle de lutte. L’ampleur de cette appartenance naît du caractère interclassiste/démocratique du mouvement tout en entérinant celui-ci ; dans une large mesure, elle a posé le capital financier et ses responsables politiques comme « classe » ennemie (aux Etats-Unis « impérialistes » c’est Wall Street et en Grèce « anti-impérialiste » c’est le capital financier surtout étranger).

Face à la généralisation de la crise de la reproduction du prolétariat et à l’accentuation des dynamiques de la restructuration, les manifestants n’ont pas pu trouver une quelconque solution pratique, une manière concrète de changer leurs vies. Engagés comme ils l’étaient dans une lutte menée dans le domaine de la politique, les « indignés » et les « occupiers » ont revendiqué la démocratie (réelle/directe) en tant qu’elle représentait pour eux leurs aspirations à une vie meilleure ; or, en l’absence du contenu que serait cette manière alternative de vivre et de se reproduire, cette démocratie n’est qu’une forme pure. En ce sens, le discours démocratique des mouvements « indignés/occupy » ne fut pas celui du démocratisme radical des années 1990 et du début des années 2000, le démocratisme radical du mouvement altermondialiste, la différence étant que dans le cas des premiers, il n’y avait plus de visions d’une société alternative, d’un capitalisme à visage humain. Le fait que ces luttes étaient menées dans le domaine de la politique (leur démocratisme) constitue la limite absolue des mouvements « indignés/occupy ». La violence prolétaire pendant les grèves générales en Grèce et les appels à « occupy everything » (NdT : à « tout occuper ») ainsi que l’invasion des ports aux Etats-Unis ont remis en cause cette limite, seulement pour ensuite se réaffirmer comme fin soudaine du mouvement en Grèce 36 et comme l’alternativisme (ne pouvant se matérialiser en tant que tel) des communes aux Etats-Unis, ce qui dans les deux cas a été cautionné par la police.

C’est en ce sens qu’on peut dire des mouvements « indignados/occupy » et des émeutes qu’ils constituent les deux aspects de la même crise, qui est celle de la reproduction. Même dans le cadre du démocratisme des premiers il n’y avait que peu de place pour de quelconques revendications réellement négociables : en fait, le vote du nouveau plan de sauvetage en Grèce était plus un « appel au combat » qu’un terrain de négociation viable (personne n’osait espérer qu’il pouvait être retiré), alors qu’aux Etats-Unis les nombreuses micro-revendications formulées par des activistes ne faisaient qu’exprimer l’absence de questions sur lesquelles la négociation aurait, par la suite, pu porter. Ou encore, pour être plus précis, il faudrait dire que c’est précisément le fait que la lutte pour des revendications directes soit en crise qui a engendré la démocratie (réelle), et que c’est le démocratisme réel des mouvements qui a rendu cette soif de revendications nécessaire. Le discours des 99% tendait vers l’illusion d’une unité devant naître du caractère universel de la crise. Le désir de l’extension, de se rallier les autres est constitutif de ce mouvement. Même les flics ont du être produits comme ennemis dans le cours du mouvement aux Etats-Unis (sauf peut-être à Oakland où le souvenir du meurtre d’Oscar Grant est toujours vivant), alors qu’à Londres, seulement quelques mois plus tôt, ils avaient été présupposés en tant que tels. Au contraire, les émeutes en Grande-Bretagne ont été produites comme la négation absolue de toute vision positive, que ce soit sous la forme de la démocratie réelle ou des communes. Les troubles d’août présentent le discours des 99%, celui de l’extension en tant qu’unification, comme un projet d’avance voué à l’échec. L’irruption de l’émeute sur la place aurait détruit toute illusion d’une unité sous les auspices de la démocratie. 37 Mais, inversement, les troubles d’août ne trouvent leur signification historique que dans leur rapport aux mouvements indignados/occupy. C’est uniquement dans ce rapport que l’appartenance de classe s’est révélée et a été attaquée comme contrainte extérieure, dans le cours de la lutte des classes d’aujourd’hui comme totalité.

En août, les pratiques émeutières sont produites comme une distance interne, comme un écart à l’intérieur de l’enjeu nécessairement dominant des luttes de classes d’aujourd’hui, à savoir le fait d’agir en tant que classe. Cette distance interne traverse toutes les luttes revendicatives actuelles. On pourrait dire que l’émeute tend à envahir le mouvement. C’est ce qu’on a pu voir en France, en Grande-Bretagne, en Italie, en Espagne et plus récemment au Canada (il est essentiel que dans tous ces mouvements ce soit la jeunesse, les étudiants ou les jeunes chômeurs qui sont produits comme sujet de révolte, car comme nous l’avons vu c’est avant tout la jeunesse qui se voit privée d’un futur). Les émeutes envahissent les mouvements parce que les mouvements qui formulent des revendications directes sont incapables de renouveler leur dynamique revendicative (à cet égard le mouvement étudiant au Québec est très parlant) ; c’est en ce sens que nous parlons d’une ère des émeutes. Cette collision entre l’émeute et le mouvement atteint son point culminant dans la fusion de pratiques différentes toutes réunies au sein de la foule interclassiste qui s’est formée à Athènes le 12 février, à cause de la gravité de la crise en Grèce. Dans l’irruption massive de pratiques émeutières qui a suivi la grève générale de 48 heures à taux de participation extrêmement faible, « [c]eux qui sont déjà pris au piège dans le continuum précarité-exclusion ont envahi un mouvement qui tend encore à invoquer des emplois « normaux » et des salaires « normaux » ; et l’invasion du (non-)sujet a été un succès car ce mouvement a déjà été envahi par le bombardement incessant du capital sur le travail « normal » et sur le salaire « normal » » 38. Cette fusion reproduit la distance interne entre pratiques à un autre niveau, opposant ici la masse qui se confrontait à la police et ceux qui incendiaient des immeubles et se livraient au pillage. Dans toutes les instances du mouvement envahies par l’émeute, la production de l’appartenance de classe comme contrainte extérieure vient renforcer le statut de la police comme ce qui tend à devenir un moment de plus en plus essentiel à la reproduction de la contradiction entre les classes.

L’ère des émeutes est à la fois la dynamique et la limite de la lutte des classes dans la conjoncture actuelle dans laquelle, face à l’impossibilité pour la lutte des classes de résoudre sa dynamique de classe dans la production d’une nouvelle forme de pouvoir prolétarien, l’appartenance de classe est produite comme contrainte extérieure. Elle est simplement une phase de transition dans le procès de cette contradiction (la contradiction entre les classes dans le cycle de lutte actuel) qui cherche sa résolution. Au fur et à mesure que la crise s’approfondit, le prolétariat lutte pour se reproduire en tant que classe et est simultanément confronté à l’extériorisation de sa reproduction (son appartenance de classe) comme contrainte propre au capital ; autrement dit, il lutte à la fois pour et contre sa propre reproduction 39. Actuellement, puisque, pour le prolétariat, être une classe et agir en tant que telle n’implique que le fait d’être un élément du capital et de se reproduire en tant que tel (conjointement à la classe adverse), la généralisation de la lutte ne peut plus prendre la forme de l’unité de la classe (sous l’égide d’une certaine figure de proue). Depuis la disparition de l’identité ouvrière et de la communauté prolétarienne, l’affirmation révolutionnaire par le prolétariat de son appartenance de classe n’a plus de base réelle ; il ne lui reste plus rien, ni métier artisanal ni nature humaine, à libérer. Dans une société qui produit une population surnuméraire tout en menant une attaque frontale sur la valeur historiquement déterminée de la force de travail, on perd aussi bien la possibilité du rapport salarial comme point d’ancrage que la capacité de revendiquer de meilleures conditions de vie. C’est le Sujet tant attendu qui se voit privé du piédestal sur lequel jadis il se tenait. Le « nous » éphémère des émeutiers, ce sujet passager de pratiques destructrices qui en l’espace d’un instant se manifeste pour ensuite vite se désintégrer, signifie l’impossibilité d’une continuité du Sujet (l’impossibilité de concevoir la révolution comme l’« accumulation » ou la transcroissance d’émeutes). Dans le contexte de la crise à caractère différencié de la reproduction du prolétariat, dans la crise de la stratification du prolétariat, chacune des fractions de celui-ci cherche à défendre son niveau respectif de reproduction (sa position sur l’échelle sociale) et en même temps, toutes ces fractions sont poussées vers le bas. C’est ce qui fait de la question de la généralisation de la lutte une question d’une rencontre conflictuelle entre pratiques différentes. Tous les cas d’invasion du mouvement par l’émeute le montrent. C’est ce qu’annonçait la dichotomie inhérente au mouvement étudiant de 2010 mentionnée ci-dessus, d’ailleurs très proche de celle qui émerge au sein du mouvement anti-CPE en France en 2006. C’est ce qu’annonçaient également les troubles d’août, quand la rencontre des émeutiers et des petit-bourgeois appauvris prend une forme conflictuelle (quand les boutiquiers, eux-mêmes dans une large mesure attachés, par des liens quasi féodaux, à l’exploitation de diverses mafias ethniques, défendent leurs magasins, souvent arme à la main) en l’absence d’une appartenance unificatrice à une communauté locale. 40

Ce qui semble absent dans l’invasion du mouvement par l’émeute, telle qu’elle se présente dans la conjoncture actuelle dans la première zone de l’accumulation capitaliste, c’est la lutte sur le lieu de travail. Dans le mouvement sur les retraites en France auquel pourtant un grand nombre de travailleurs a participé, il n’y eut pas de vague de grèves significative ; le lien entre le mouvement et le lieu de travail s’est manifesté sous la forme du blocage (blocages de raffineries). Le cas des Etats-Unis et son mouvement occupy en est proche, puisque celui-ci a cru bon de bloquer les ports sur la côte Ouest, alors que les participants à la semaine d’occupations des lieux de travail dans le secteur public grec l’automne dernier ont pris soin de ne pas se mettre en grève (personne n’étant vraiment préparé à perdre son salaire). Dans le moment actuel, l’établissement de la contradiction entre les classes dans ce cycle de luttes au niveau de leur reproduction réciproque ne peut pas franchir la frontière qui la sépare de la production, c’est-à-dire entrer dans le domaine qui constitue le cœur de cette reproduction réciproque. En effet, aujourd’hui, dans le contexte de la précarisation (lumpénisation) du rapport salarial, le fait d’être prolétaire n’est pas synonyme avec le fait d’être travailleur ; même ceux qui de fait sont travailleurs ne se reconnaissent pas de manière positive dans la situation du travailleur. En un sens, c’est ce qu’expriment les occupations éparses d’usines en Europe ces dernières années, contre des licenciements et pour des indemnités : en tant que telles, elles constituent une fuite du lieu de travail, de la situation du travailleur (fuite qui est elle-même un moment de la production de l’appartenance de classe comme contrainte extérieure). Quant à elles, les troubles d’août montrent bien qu’en l’absence de luttes ou d’actions qui mettraient en jeu la production de valeur et dans l’absence de leur part d’un intérêt pour celles-ci, ceux dont la position est reproduite par la modalité de l’exclusion inclusive seront incapables de remettre en cause le fait que leur survie tienne à des activités d’échange. Notons cependant que les pratiques de blocage ainsi que l’invasion des lieux de travail par « ceux de l’extérieur » font émerger deux points essentiels : a) le fait de mettre la production de valeur en jeu ne prendra pas nécessairement la forme de la grève (ce qui ne signifie pas qu’il n’y aura pas de grèves, mais que l’importance primordiale du travail productif ne prend plus la forme de cette figure de proue qu’était le travailleur productif) ; b) les pratiques de blocage annoncent la remise en cause pratique de l’auto-organisation de par la rencontre conflictuelle entre les travailleurs et « ceux de l’extérieur », et ce dans la mesure où cette invasion aura tendance à remettre en cause le rapport entretenu en priorité par un groupe de travailleurs aux moyens de productions déterminés avec lesquels ils travaillent.

La crise du capitalisme est aujourd’hui une fuite en avant, une accentuation de toutes les dynamiques de la restructuration. Avec la rétractation des garanties de survie, la prolétarisation des couches moyennes et petite-bourgeoises et le renforcement de la production de populations surnuméraires elle devient affirmation radicale de l’illégitimité de la revendication salariale. L’attaque sur le prix de la force de travail se concrétise sous la forme de mesures d’austérité (semblables aux programmes d’ajustement structurel des années 1980) désormais appliquées dans l’ensemble de la première zone de l’accumulation capitaliste (les inspecteurs de ce processus étant Moody’s et Standard & Poor’s). Dans un moment où ce processus suit son cours en Europe dans le contexte d’une crise profonde de la dette publique, l’application de l’austérité dans les pays du Sud est d’une importance primordiale non seulement pour les PIIGS (l’austérité est le rouage de la restructuration dont la mystification, qu’elle engendre elle-même, est le langage coercitif de l’accès aux marchés financiers internationaux) mais aussi pour les Etats centraux. Ces derniers se voient en effet obligés de se prémunir contre une dévaluation sérieuse de leurs propres actifs financiers, dans la mesure où celle-ci les enfoncerait encore plus profondément dans la récession, rendant ainsi les contradictions sur leurs fronts domestiques encore plus violentes (lors d’un débat à Londres, quelqu’un a qualifié ceci de décroissance désordonnée). Dans la tempête de la compétition intensifiée entre les capitalistes, de la multiplication des luttes et émeutes prolétaires, la police s’affirme partout comme moment essentiel de la reproduction de la contradiction entre les classes : c’est ainsi que, aux Etats-Unis et en Espagne, certaines manifestations sont interdites par de nouvelles lois votées en réaction au mouvement occupy et à l’émergence d’émeutes à Barcelone ; que, au Canada, la récente loi sur les mesures d’urgence est mise en œuvre au moment où les émeutes envahissent le mouvement étudiant ; que, en Italie et en Grèce respectivement, l’armée prend la rue et de nouveaux centres de détention pour sans-papiers sont mis en place. En Grande-Bretagne, 5000 arrestations et plusieurs réformes légales venant aggraver les peines des participants aux émeutes ont suivi les troubles d’août. Se distinguant par là de la publications des diverses études axées sur les événements et les insuffisances de la réaction de l’Etat, visant à empêcher de tels troubles de se reproduire dans le futur, un certain nombre de commissions et d’organismes officiels ont fait valoir que l’on peut s’attendre à de nouvelles grandes émeutes. Ils ont donc travaillé dur pour suppléer l’arsenal de l’Etat avec des moyens plus efficaces de gestion de ce type de troubles. 41 La forme du ghetto – celle d’une ségrégation spatiale renforcée, soutenue par des méthodes de surveillance modernisées, par les forces spéciales de la police voire par l’armée – s’annonce pour un nombre rapidement croissant de populations prolétaires comme sa principale modalité de reproduction, disposition qui est encore plus développée aux Etats-Unis. En Grande-Bretagne, la loi récemment votée sur la limitation des allocations logement ainsi que la vaste « régénération » des quartiers traditionnellement pauvres de l’Est londonien à l’occasion des Jeux Olympiques – processus qui est à l’origine d’un nouveau type de purification sociale – vont dans ce sens. On ne peut nier que ces dispositions, tout comme le cas, tel qu’on l’a vu en Grèce et en Italie, de technocrates immédiatement nommés chefs d’Etat afin de mettre fin à des crises politiques pour un temps, comportent une tendance au totalitarisme ; or, ce dernier, en tant qu’il n’est en rien une intégration de la classe ouvrière à l’Etat fondée sur une identité nationale, ne saurait être une répétition des totalitarismes historiques que sont le fascisme et la nazisme (de toute façon, la notion même de répétition historique n’a pas de sens).

Evidemment, toutes les dynamiques susdites qui accentuent la précarisation (la lumpénisation du rapport salarial) ne peuvent en rien résoudre les contradictions du capitalisme restructuré dans la mesure où elles constituent ces contradictions mêmes, celles qui ont produit la crise actuelle : en tant que résolutions, elles sont donc déjà en crise. Le ghetto est déjà ghetto-en-crise et les troubles d’août sont une manifestation concrète de cette crise. La distance interne qui émerge à l’intérieur de la lutte des classes d’aujourd’hui accentue toutes les contradictions sociales, engendrant ainsi un processus de renforcement des conflits qui s’autonourrit – ce qui implique la multiplication des catégories – et un renforcement de la répression étatique. Comme nous l’avons vu, les dynamiques de la lutte dans l’ère des émeutes ne sauraient aboutir à des acquis fermes. Désormais, la limite de ces luttes réside dans le fait qu’elles sont des luttes de classe. Le dépassement de cette limite c’est l’attaque pratique contre le capital, qui est tout aussi bien une attaque contre l’existence même de la classe des prolétaires.

Des luttes revendicatives à la révolution il y a nécessairement une rupture, un saut qualitatif. Mais cette rupture n’est pas un miracle ou une transformation instantanée, ni la simple compréhension par les prolétaires que, parce que le reste aurait échoué, la seule issue possible est la révolution. Cette rupture est le produit positif du cours des luttes 42. Elle est annoncée par la multiplication des écarts à l’intérieur des luttes. La généralisation de la lutte ne peut que être la généralisation de pratiques qui remettent en cause l’existence des prolétaires en tant que prolétaires. Cette généralisation se produira sur le fond de la crise du capitalisme en tant que crise de l’implication réciproque des classes ; c’est justement de par cette généralisation que la crise se fera explosive 43. En tant qu’elle est rencontre de conflits à l’intérieur des luttes, la généralisation de la lutte entraînera la cessation directe de plusieurs dimensions de la production de plus-value/la reproduction capitaliste : c’est alors la reproduction même du prolétariat qui se trouve mise en jeu, ce qui en même temps implique nécessairement l’intensification et l’extension de ce qui à ce stade sera devenu une insurrection ouverte, ou sans doute de nombreux fronts insurrectionnels. Bien entendu, la rencontre entre pratiques prolétaires ne se fera pas de manière paisible. On peut au contraire s’attendre à un processus qui dans plusieurs instances sera violent. Bien que la généralisation des écarts produit un genre nouveau d’ « unité » de pratiques, il ne s’agit pas pour autant de l’ancienne unité de la classe mais de pratiques multiples dont émergent objectivement des camps différents à l’intérieur même du prolétariat en lutte. Cependant, ces camps ne pourront se coaguler en des formes politiques achevées (ceci signifierait la défaite de la révolution) : ils seront fluctuants de par leur définition même, précisément parce que pour le « camp de la communisation » il n’y aura pas d’achèvement. La production d’écarts est la production de l’appartenance de classe comme contrainte extérieure dans le cours de la lutte des classes. C’est en ce sens qu’à l’heure actuelle la lutte des classes ne peut l’emporter, dans la mesure où elle continuera à se heurter à la lutte des classes elle-même comme à une limite, jusqu’au moment où la multiplication d’écarts se fera dépassement de l’appartenance de classe – et, par là, de l’auto-organisation de la classe –, sous la forme d’une révolution dans la révolution ou de mesures communisatrices qui devront, pour ne pas échouer, pousser la décapitalisation (la communisation) de la vie le plus loin possible.

Rocamadur/Blaumachen

Août 2012

1. Like a summer with a thousand Julys… and other seasons…, Wolfie Smith, Speed, Tucker and June, 1982.
2. Il poursuit : « Je ne vois pas exactement comment ceci pourrait advenir, ce qui le rend le fait de ne pas voir davantage d’expression politique explicite encore plus frustrant. On a là la preuve de ce que la paupérisation en elle-même ne suffit pas pour acquérir une conscience » (Marlowe, IP blog, août 2011). Il ne s’agit pas ici d’une attaque personnelle, c’est seulement que le propos de Marlowe synthétise bien ce qui est dit ou sous-entendu dans de nombreux témoignages ultra-gauche ou anarchiste des émeutes. Pour une formulation académique du même point de vue, voir par exemple le texte de David Harvey « Feral Capitalism Hits the Streets ».
3. Cf. Woland, « La phase de transition de la crise : l’ère des émeutes », Blaumachen n° 5, juin 2011.
4. Cf. Screamin’ Alice, « Sur la périodisation de la relation de classe capitaliste », Sic n° 1, novembre 2011.
5. Ce processus d’individualisation de la classe ouvrière s’est accompagné d’une attaque idéologique contre l’image de la condition de l’ouvrier, qu’elle transformait en celui d’une identité comportementale indésirable afin de mieux pouvoir louer richesse et propriété privée. On avait pu être fier de la classe ouvrière ; il fallait maintenant la mépriser.
6. Il s’agit du pilier matériel et politique de la welfare state (« État-providence ») keynésienne d’après-guerre : la prestation sociale. Mais le mot welfare peut aussi désigner les conditions générales de cette société. NdT
7. Il s’agit du système, apparu aux Etats-Unis dans les années 1970, dans lequel les chômeurs doivent participer à des programmes de création d’emplois pour bénéficier des allocations. NdT
8. L’Etat a interdit aux municipalités la construction de logements sociaux pour renouveler le stock que la vente tendait à épuiser. La demande accrue de logement provoquait une augmentation des prix. Pour de grandes parties de la population, le logement est devenu hors de prix ; nombreux sont ceux qui ont été condamnés à traîner en longueur, pendant des années, sur les listes de demande de logement social des municipalités. Ceux qui avaient pu garder leurs logements sociaux tendaient à s’appauvrir davantage dans les logements de la plus piètre qualité. Au fil des ans, les conseils municipaux ont cessé de préserver les derniers logements sociaux dans un état correct, afin que leur dégradation atteigne un tel degré qu’ils puissent être déclarés « inhabitables » pour enfin être démolis. On signait ensuite avec des négociateurs privés des contrats de construction de nouveaux bâtiments à grande proportion d’appartements à location dans le secteur privé. Ce processus toujours en cours s’insère dans une politique de « régénération » qui vise la substitution d’un nouvel immobilier public/privé à l’immobilier municipal.
9. Tout le processus de démantèlement du logement social porte ses propres contradictions : d’un côté, le capital/l’Etat aimerait voir des logements privés à la place de ces logements municipaux ; de l’autre, ceux-ci ont été nécessaires à la reproduction sociale et au flicage des populations prolétaires (surnuméraires).
10. Prenons l’exemple de Hackney, où des rues entières ont été transformées en l’espace d’un ou deux ans. La municipalité de Hackney est, avec ses 11 000 assistés sociaux, la deuxième plus pauvre du pays, et ce alors même que le loyer d’un petit studio s’y élève à 300 000 £ et son prix d’achat à 1000 £, tandis que des familles de la classe moyenne s’installent dans ces quartiers et que des cafés chers et des traiteurs bio hors de prix se multiplient comme des lapins aux côtés des boutiques « tout à un euro ». Des boutiques de mode se sont substituées aux épiciers afro-carabéens pas chers, des bars branchés et chers aux barbiers (qui sont des lieux de rendez-vous de grande importance pour les communautés afro-carabéennes), des restaurants de luxe et des magasins de meubles design aux kebabs et aux cafés, des épiceries fines et des agents immobiliers aux bouchers. Des places ont été transformées en grand-places, conçues de manière à empêcher que l’on y traîne ou que l’on y boive. Pour les propriétaires de petits magasins expulsés, ces transformations se traduisent par une prolétarisation abrupte et désastreuse. Pour leur clientèle et pour les réseaux prolétaires locaux, elles se traduisent par une réduction de leur espace, par des quartiers devenus trop chers pour eux, et par le mépris que leur manifeste les nouveaux arrivants des classes moyennes.
11. Le crime-watch, le fait de « veiller sur la criminalité », désigne les organisations civiles de prévention du crime. Elles fonctionnent généralement à l’échelle du quartier, sur la base du volontariat. NdT
12. Il s’agit, en Angleterre et à Wales, du pouvoir policier limité de retenir (stop) pour la fouiller (search) une personne coupable ou simplement soupçonnée d’un délit. NdT
13. L’opération de stop-and-search incluse dans le Criminal Justice & Public Order Act de 1994 est une mesure prise contre les hooligans footeux qui autorise la police de fouiller n’importe qui dans une zone « déterminée », et ce sans raison plausible de soupçon. Le nombre de cas de stop-and-search a crû de 7 970 en 1998 à 149 955 en 2009, tandis que de 2005 à 2009 le nombre de fouilles de noirs – n’ayant rien à voir avec le foot – dépasse les 650%. Ici il peut être intéressant de noter que depuis 1998, on compte (selon le Independent Police Complaints Commission) 333 décès en garde à vue et, depuis 1990, 1 433 morts soit en garde à vue soit suite à un autre contact avec la police (950 décès eurent lieu en garde à vue, 317 après une poursuite policière, 112 furent le fait d’un accident de la route impliquant un véhicule de la police et 54 le fait d’une fusillade policière), dont un quart à Londres (The Guardian, chiffres de Inquest).
14. A la fin de 2011, le nombre de prisonniers en Grande-Bretagne a atteint les 87 000. 100 000 personnes par an sont détenus au moyen du travail d’intérêt général. Voici quelques conséquences pratiques du fait d’être détenu en Grande-Bretagne. L’embaucheur peut demander d’avoir accès à un casier judiciaire et ainsi refuser un postulant parce qu’il aurait déjà été condamné. Les étudiants détenus peuvent se voir refuser l’accès aux soins de santé voire même être renvoyés de leur école. De plus, ceux originaires d’un pays non membre de l’UE ne peuvent que très difficilement renouveler leurs visas, et l’ensemble des détenus voient des obstacles à l’accès au crédit. Il est évident que la criminalisation de la pauvreté constitue elle-même un facteur de son autoreproduction, alors même qu’elle cherche à créer une « zone sanitaire » autour d’elle.
15. « ‘Feral youth’, ‘scum’ and ‘yobs’ ». NdT
16. Pour de plus amples informations sur ces émeutes, la ghettoïsation et la pénalisation de la pauvreté, cf. Wacquant, « The Return of the Repressed: Riots, “Race” and Dualization in Three Advanced Societies », 1993/2007.
17. En 1998 les étudiants devaient payer jusqu’à 1000 £ par an, et le calcul du montant des droits d’inscription faisait intervenir des critères sociaux. Plus tard, ces critères ont été éliminés et tout le monde devait payer les droits au moyen de prêts à l’Etat. En 2004 le gouvernement a augmenté à 3000 £ le montant maximal des droits d’inscription que les universités sont autorisés à demander. En 2010, ce montant avait atteint les 3290 £. Avec la réforme de l’enseignement supérieur de 2010, le montant triple et atteint la somme de 10 000 £ par an : c’est ce qui a déclenché le mouvement étudiant.
18. « An open letter to those who condemn looting, Parts I & II », socialism and/or barbarism, août 2011.
19. Sur le plan du spectacle, une nostalgie très « British » de l’austérité a été redécouverte et réappropriée. Elle se présente comme l’autre visage d’un appareil tout-puissant de surveillance sociale et de flicage. « Keep calm and carry on » (NdT : « Restez calme et continuez »), slogan popularisé dans le sillage de la prospérité des années Blair sur des affiches et d’autres objets emblématiques, dont l’esthétique est empruntée à l’époque turbulente du Blitz, est l’image d’un appel pour stoïquement supporter les temps difficiles qui viennent. Voir Owen Hatherley, « Lash out and cover up », Radical Philosophy n° 157, 2009.
20. Les taux de chômages sont encore pires dans les quartiers pauvres : à Tower Hamlets par exemple, le taux de chômage des jeunes adultes était de 27,7%, tandis qu’à Tottenhamn on créait un emploi pour 54 demandeurs. Il ne faut pas non plus oublier que seuls ceux qui demandent les allocations chômage sont recensés en tant que tels, ce qui exclut ceux qui bénéficient d’autres allocations (comme l’aide au revenu ou les allocations pour handicapés) ou ceux qui vivent d’activités du secteur informel.
21. L’Education Maintenance Allowance ou « Bourse d’entretien pour étudiants ». NdT
22. 80% des 650 000 lycéens qui bénéficiaient de ces bourses d’entretien provenaient de ménages dont le revenu ne dépassait pas les 20 000 £. L’EMA permettait aux jeunes d’origine modeste de poursuivre leurs études ; un tiers d’entre eux allaient jusqu’au supérieur.
23. Cette idée a déjà été développée dans « Le plancher de verres » de Theo Cosme sur les émeutes de 2008 en Grèce.
24. Vu sur des banderoles pendant le mouvement étudiant : « L’université ? Laisse tomber, je ne peux même plus me payer le lycée. Il est où, mon avenir ? ».
25. Les éclatements violents des lumpenprolétaires constituent un leitmotiv de l’histoire du capitalisme.
26. Cf. « L’émergence du (non-)sujet », Blaumachen et amis, février 2012.
27. The ‘sus’ laws. Il s’agit de l’appellation courante de l’une des lois stop and search qui dotait tout policier du pouvoir de retenir, de fouiller mais aussi éventuellement d’arrêter toute personne simplement suspectée (d’où le « sus ») d’avoir violé la quatrième section du Vagrancy Act (« Loi sur le vagabondage ») de 1824. NdT
28. Bien sûr, il y a eu dans l’histoire un grand nombre d’émeutes sans revendications directes. Les émeutes britanniques des années 1980 par exemple, ou avant cela le soulèvement de Watts aux Etats-Unis, ne comportaient pas de revendications immédiates particulières ; seulement, les actes des émeutiers s’inscrivaient dans un mouvement dont la visée historique était la juste intégration des noirs (en tant que noirs) dans la société civile. Il n’y a plus un tel mouvement positif.
29. « Cependant, en plus du risque auquel elle expose ses participants aussi bien que les passants, l’émeute détruit le peu que nous avons en terme de biens publics. (…) Incendier et détruire, risquer la vie des membres de ta communauté : ce n’est pas là une manière d’exprimer la colère légitime que tu éprouves parce que tu as été oublié dans les années de prospérité et parce que, une fois l’économie effondrée, c’est ton futur qui en est le prix. Dans tes revendications de justice économique et sociale, tu es tout à fait capable d’emprunter des voies plus créatives et plus efficaces. » (tiré d’un tract du Hackney Unite). « Il faut un réponse coordonnée non seulement aux émeutes mais aussi aux causes du désespoir et de la frustration pouvant donner lieu à ces émeutes » (signé A North London Unity Demonstration).
30. C’est une erreur que de prétendre que des « revendications » ont été faites « implicitement », en raisonnant de la manière suivante : « si elles n’ont pas été explicitées pendant les émeutes, elles l’ont été après coup par nombre de jeunes émeutiers dans des interviews dans lesquels ils identifiaient entre autres les coupes budgétaires, le chômage et le flicage comme causes de leur comportement ». Que ces cagoulés parlent de ce qu’ils voient comme les raisons de leurs actes prouve seulement qu’ils ne sont pas, contrairement à l’image que les médias en donnent, des bêtes sauvages, ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils « revendiquent implicitement ».
31. A cause du caractère diffus de ces troubles il est impossible de fixer le nombre total de personnes qui y auraient participé. Malheureusement, les seules sources d’information dont nous disposons sont ici des articles, des études et des enquêtes commandés par l’Etat. Selon le Sunday Times du 21 août « la police est à la recherche de 30 000 émeutiers » ; selon The Guardian « jusqu’à 15 000 personnes ont pris la rue en août ». Dans la plupart des principaux foyers des troubles, quelques centaines de personnes participaient de manière active, mais on omet alors tous ceux qui traînaient dans les parages en spectateurs des événements et souvent en soutiens passifs de ceux-ci, ou du moins en adversaires de la police qui s’efforçait de reprendre la maîtrise des événements. Dans quelques cas rares, le nombre d’émeutiers était supérieur, comme à Tottenham, Hackney, Salford, Birmingham et à Manchester (cas dans lesquels les foules dépassaient les 1000 personnes).
32. « Ne mâchons pas nos mots. Le grand pillage de Catford, c’était trop de la balle. On ne regardera plus jamais le shopping à Argos du même œil. Des centaines de personnes du quartier étaient dans les rues. Leurs états d’esprit allaient de l’euphorie à la désapprobation épisodique en passant par la joie mal cachée lorsque ces gens de tout âge trimballaient leurs télés grand écran jusqu’à chez eux. Pour une éternité il n’y eût pas la moindre trace d’un flic. A JD Sports, les pilleurs les plus perspicaces pouvaient même essayer les vêtements avant de décider quels pairs de baskets rapporter chez eux. Ça puait de partout, il manquait juste le son pour une réelle ambiance de carnaval. Le pillage de Blockbusters fut moins réussi. Les boîtiers Playstation se sont avérés vides tout comme les boîtiers DVD qui ont fini éparpillés par terre. Dans ce débris il y avait aussi des produits électroniques abandonnés parce qu’avec la gratuité généralisée leur valeur avait soudainement disparu. L’acte de piller fut tout aussi important que le butin. » Johnny Void, « Rioting for Fun and Profit », août 2011.
33. Socialism and/or barbarism, op.cit.
34. Il est clair que l’Etat et les médias ont instrumentalisé la participation de membres de gangs (au sens strict) aux troubles pour servir les fins de leur attaque idéologique contre les émeutes, qu’ils voulaient faire passer pour une expression du crime organisé. Après avoir prétendu, à l’origine, que pas moins de 28% de ceux qui avaient été arrêtés à Londres étaient des membres de gangs, la police y a substitué le chiffre 19%, qui dans tout le pays est enfin tombé à 13%.
35. Il s’agit de jeunes issus de familles de travailleurs grecs, ou encore d’immigrés intégrés de seconde génération, souvent des pays Balkans, petits-bourgeois ou couches moyennes. Il est intéressant de noter que l’adolescent fusillé par la police, dont la mort fut l’étincelle des émeutes, était un grec issu d’une famille classe moyenne blanche qui habitait les banlieues chics d’Athènes.
36. Voir « Le mouvement des « Indignados » en Grèce », Sic n° 1, novembre 2011.
37. Il est important de noter qu’à New York le ghetto est resté dans le ghetto : ils ne se sont pas retrouvés sur la place. Seuls quelques pauvres dans le sens le plus littéral du terme, à savoir des SDF ou des mendiants, se sont retrouvés dans l’occupation, pris dans des rapports plus proches de la charité qu’autre chose (fourniture d’un toit et de quoi manger) ; il n’a pas fallu plus que ce simple fait pour créer des tensions au sein des camps, dans la mesure où la saleté, l’alcool et le fait de ne pas participer aux activités autour des biens communs (NdT : « the commons ») du mouvement (ce qui était dénoncé comme opportuniste) entraient en conflit avec le caractère politique du mouvement. Le dégoût des couches moyennes pour le fait d’être si proche des couches les plus inférieures constituait une dynamique plus essentielle encore à Santa Cruz. A Oakland, au contraire, la proximité géographique du camp vis-à-vis des ghettos ainsi que la tradition de lutte de classes radicale de la ville a amené un grand nombre de démunis à la place, ce qui a eu un double effet. D’une part, les flics étaient de par leur définition du côté adverse de la barricade ; d’autre part, l’ingérence des couches plus marginalisées des ghettos a été décrispée par les organisations noires de la société civile, qui ont une influence importante sur les populations noires ou brunes, influence qui s’est enracinée par sa transmission d’une génération à la suivante (pour de plus amples informations sur la commune d’Oakland et sur le mouvement occupy, voir « Sous une tenue anti-émeute » à paraître dans Sic n° 2).
38. Blaumachen et amis, « L’émergence du (non-)sujet »
39. Cf. l’introduction au texte de Woland « La phase de transition de la crise : l’ère des émeutes », septembre 2011.
40. En ce sens la tentative de réconcilier les intérêts opposés des émeutiers et des propriétaires de petits magasins, entreprise par les communautés turques et kurdes du Nord de Londres pour résister contre la répression policière au lendemain de ces événements, est une tentative politique de résoudre une contradiction dont la résolution ne peut être politique : « N’oublions pas que la jeunesse turque et kurde fait elle aussi partie de la jeunesse de ce pays ; c’est pourquoi la jeunesse turque et kurde ainsi que son futur sont eux aussi menacés par de telles coupes budgétaires. (…) Nous assistons à la gestation d’une prédisposition instinctive à protéger leurs petits magasins, et parfois même à attaquer les jeunes. Bien sûr, ces commerçants ont le droit de protéger leurs magasins. Mais de tels événements ne devraient pas (…) contribuer au renforcement des préjugés que les opprimés et les communautés d’immigrés nourrissent entre eux. » Cet appel à la fraternité interclassiste cherchait à faire avec la « communauté des pauvres » ce que seule une attaque immédiate contre les moyens de production et de subsistance peut produire : le fait de poser de manière offensive la question du rassemblement des différents segments du prolétariat et des petits propriétaires pauvres. Quoi qu’il en soit, voici les paroles d’une mère de 39 ans ayant participé aux émeutes : « On ne versera pas une seule larme pour ces magasins : ils n’ont jamais rien apporté à la communauté, de nos jours leurs clients classe moyenne bobo sont tout ce qui les intéresse ».
41. C’est ainsi que la police doit envisager le tir à balles réelles dans des situations où des attaques contre des immeubles met la vie de leurs habitants en danger. Ont été suggérés également l’envoi de véhicules « protégés » vers les émeutiers, les balles en caoutchouc, les canons à eau et les renforts militaires. A l’occasion des Jeux Olympiques, l’arsenal technologique répressif de l’Etat est lui aussi enrichi avec de nouveaux caméras de reconnaissance faciale et d’autres gadgets, venant s’ajouter à la banalisation du fait des rondes de l’armée dans les rues.
42. Cf. Théorie communiste, L’auto-organisation est le premier acte de la révolution, la suite s’effectue contre elle, 2005.
43. Dans la crise des rapports de production capitalistes, le lien entre les luttes et la révolution cesse d’être une abstraction théorique pour devenir immédiat.

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